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SOMMAIRE Bulletin 178 2è tr 2007

Editorial : Commération

Décisions du CA du 6 mars 2007
Nouvelle adhésion. Changement d'adress
Convocation à l'AG du 23 juin 2007
Nos joies, nos peines. Remerciements
Iin memoriam Pierre MONTHUIS
Les repas à Paris. Le Cercle de l'ALAS

Les festivités du Têt et 48è anniversaire
de l'ALAS
    Section Aunis-Saintonge
    Section Marseille-Provence
    Section Nice-Côte d'Azur
    Le Têt à Paris
    Section du Sud-Ouest
    Le Têt à Montpellier
    Section Californie

Sauvegarde du passé
    Suite de la rencontre ALAS-AAVH du 7     novembre 2006.
    Le cher lycée de notre enfance.
    Génération de la fin des années 30, ce monde
   qui fût le nôtre.

    Des souvenirs imprégnés du parfum des     frangipaniers.
    Pourquoi, comment devient-on amoureux du     Lycée Albert Sarraut.
    Les dernières classes.
    Je regrette de n'être pas parmi vous.

Echo du Mémoire de l'ALAS. Hommage à
Pham Duy Khiem

Francophonie

Le message du Trédorier

Un petit chef d'oeuvre de traduction. Epilogue

Les fantomes de Hanoi. Entretien avec
Gérald Gorridge

Mémoire de l''ALAS. Bon de commande

 

 

CE MONDE QUI FUT LE NÔTRE

 

GÉNÉRATION DE LA FIN DES ANNÉES 30,

 

Nous ne sommes pas une association comme les autres, et ce jour n'est pas un jour comme les autres. Je ne m'en tiendrai donc pas au rituel des réunions d'anciens élèves quelque peu chenus, redevenus potaches pour la circonstance, et qui échangent des anecdotes. Sauf sur un point : comment ne pas avoir une pensée pour nos maîtres, souvent brillants, et toujours fiers de servir dans un établissement prestigieux ?

Bourotte, en géographie, qui nous décrivait l'Indochine avec talent, avec amour : cette Indochine qui était trop absente de nos cours, comme en était absente l'étude de la langue annamite ; Laurin, rigide, caustique, auquel on ne connaissait que deux passions : le latin, qu'il enseignait, si j'ose dire, à la baguette, et la Chine , dont il a très bien écrit et vers laquelle un jour il est reparti ; Cazes, agrégé jusqu'au bout des ongles, aussi cultivé et clair que gentil.

Farchi promenait à bicyclette sa longue silhouette dégingandée, sa femme-miniature juchée sur la barre de son vélocipède. C'est lui qui, quand il appréciait une de mes compositions françaises la réécrivait en marge, raturant les mots inutiles, utilisant l'expression la plus parlante, supprimant les adverbes, rectifiant la grammaire ; Freydier homme de grand coeur et professeur excellent, s'affligeait de voir que je n'avais de bonnes notes en mathématiques qu'aux compositions. Il est vrai que je m'obligeais, quelques jours avant l'épreuve, à me lever pour réviser à cinq heures du matin, au son des cloches de la voisine cathédrale Saint-Joseph ; Khiem enfin, qui me mettait zéro en thème grec pour avoir péché contre l'esprit, ou plutôt les esprits, l'un dur et l'autre mou, qu'on utilise dans l'alphabet grec, et que j'ignorais superbement. Un esprit omis, un point en moins...

Et puis Marcel Ner. Ce philosophe en short, je l'admirais pour sa connaissance des habitants des hauts plateaux du Sud, auxquels il avait, à la demande du gouvernement, appris que les vrais hommes paient l'impôt...

C'est son courage pourtant qui m'oblige à l'évoquer avec émotion et respect. Voilà un professeur qui après le 9 mars, dans une démarche d'homme de coeur, avec le tranquille optimisme du philosophe, a emmené, par rivières et monts, sans craindre les japonais partout présents, quelques élèves du Lycée du Tam Dao jusqu'en Chine.

Je laisse injustement de côté plusieurs de nos maîtres, mais je me dois de parler de mon oncle, personnage romantique aux cheveux longs, célèbre pour ses emportements. Hélas ! Un souci d'objectivité poussé à l'extrême l'incitait à se montrer envers moi un peu trop rigoureux... Il aimait les citations et se délecta un jour à nous lire cet extrait d'une composition française :  « Un vieillard était planté sur le bord de la route » Puis suivait : «  Passe encore de bâtir, mais planter à cet âge ! ».

J'en ris encore, comme je ris de la blague, pourtant assez médiocre, qu'était cet ordre lancé d'une voix forte : « Boutonnez le bas du gilet de Madame Alata. ». Mademoiselle Boutonnet professait l'anglais, langue qu'elle apprenait en nous l'enseignant, et se pâmait en nous disant que banane se dit banana, et se prononce Beuneuneu. Lebas, le censeur censurait avec modération. Gilet nous apprenant l'histoire naturelle, avait droit à la belle saison à des concerts de cigales, parfois traînant un char fait d'une boîte d'allumettes... Quant à madame Alata, prof d'histoire et géo, c'était une agrégée savante, sévère, et au fond timide, mariée à un professeur de piano qui faisait sans cesse preuve d'une exubérante et très sympathique originalité.

J'en viens à l'essentiel de cette évocation. On ne peut bien parler du Lycée Albert Sarraut qu'entre anciens, qui en perpétuent la légende.

Oui, la Légende. Et les anciens, pas seulement ceux qui y ont fait leurs études, mais aussi – conjoints, enfants – les anciens par le coeur, ceux auxquels nous avons transmis la fierté d'une expérience unique, avec ses joies et ses peines, ainsi qu'un peu de notre nostalgie de ce monde singulier désormais « lointain, absent, presque défunt » (je cite Baudelaire). Ce monde qui fut le nôtre, auquel nous appartenons à jamais, est devenu un peu le leur. Notre lycée est devenu leur Lycée, notre légende leur légende.

Si comme le dit Patrice de Latour du Pin « tous les pays qui n'ont plus de légende seront condamnés à mourir de froid », ce froid là, quand nous pensons à notre Lycée, et à notre Tonkin, malgré l'hiver qui vient, ne nous menace pas.

* * *

Les lieux ont un esprit. Comment l' « Esprit des Lieux » s'est-il inscrit d'une manière si originale et si profonde dans notre « bahut », alors que sa grande époque a duré seulement vingt-cinq ans ? Ouvert en 1920, déjà à moitié désert après le départ des petites classes loin des bombardements, il a été, en 1945, privé de son âme qu'il n'a sans doute jamais retrouvée.

Oui, comment nous a-t-il si fortement marqués ?

Tout d'abord parce qu'il s'identifiait à la France , une France à part, un condensé de France en pleine extrême Asie.

S'y retrouvaient au hasard d'une affectation ou, rêvant d'autres cieux, mais tous épris d'aventure, des hommes et des femmes dont les enfants se côtoyaient sur les bancs du lycée Albert Sarraut.

Parisiens, bretons, provençaux, corses, toulousains, lillois, ou bordelais ou auvergnats, et aussi réunionnais, martiniquais, pondichériens, à la fois identiques et différents, apprenaient à se connaître comme tels. Nous formions un microcosme où chacun, tout en gardant ses sources, était coupé de sa famille, de ses amis, de ses paysages, et même de son climat plus ou moins ensoleillé mais le plus souvent tempéré.

Certains ne faisaient que passer – avec lesquels on nouait des amitiés éphémères -, et repartaient parfois vers un autre exotisme, en Afrique ou en Nouvelle-Calédonie... ou vers ce qui était pour beaucoup d'entre nous un rêve sans contours, une quasi-utopie : la Métropole.

Les hasards de la vie m'ont fait retrouver l'un de deux-là : un jour je lis dans le Herald Tribune l'opinion sur un sujet touchant à l'Asie, d'un physicien réputé, conseiller du gouvernement américain pour les questions nucléaires, Michael May, qui avait vécu en Indochine avant la guerre dans le Pacifique.

Je m'informe. Il s'agissait bien d'un ancien condisciple, dont le père, professeur de médecine, victime des lois anti-juives, avait fini par rejoindre les Etats-Unis. Au moment de partir Michel m'avait dit : « C'est dur de se quitter. On ne sépare pas facilement l'écorce de l'aubier ». J'ai eu la joie de le revoir.

D'autres, les plus nombreux, étaient là depuis longtemps et pensaient souvent y faire leur vie : ceux dont la famille – fonctionnaires, commerçants, ingénieurs, planteurs, (d'où, entre parenthèses, le nombre de pensionnaires, les « pancus », qui nous arrivaient du Tonkin ou du nord de l'Annam...) était installée depuis une ou deux générations. Ils avaient des racines dans le sol d'Indochine... Ma femme est née à Tong, mon grand-père maternel a fait, comme on disait, « la conquête », et fut un collaborateur de Paul Doumer, ma mère, -horresco referens -, est née à Pnom Penh.

Cet esprit venait aussi de notre lycée.

Nous passions notre enfance sous les tropiques. Soleil doux, presque frais, du printemps ( vert brillant des feuilles, vaste nappe rouge des branches de flamboyants) ; soleil d'automne dont l'éclat s'atténuait peu à peu, alors que s'effaçaient les fleurs, que jaunissait le feuillage, et que s'annonçait, avec l'hiver, le crachin nimbé de gris ; et le disque de fer chauffé à blanc, cerné de plomb, du soleil de plein été ; et ces parfums de ylang-ylang, les lourdes senteurs qui montaient du sol, les bruits insolites de la nuit...

Oui, nous vivions dans un endroit magique, nous vivions Ailleurs. « Ailleurs », ce mot dont nous comprenions sans avoir lu Paul Morand que c'est un aussi beau mot que « Demain ».

Avec son architecture claire, ses vastes salles, l'escalier majestueux qu'on montait le coeur serré, les yeux baissés, car il conduisait chez le tout puissant Proviseur, le lycée semblait lui-même procéder de cette magie. Rappelez-vous ces grandes cours, tantôt fraîches, tantôt brûlantes, l'ombre des préaux, et notre frère le soleil, et notre cousin le crachin, ami du visage. Rappelez-vous les pluies démesurées, filles du Typhon, les déluges des Moussons affrontés dans une attente à la fois angoissée et curieuse, parce qu'elle confondait, dans une sensation qui prenait à la gorge, le danger et le mystère.

Notre lycée était un des hauts lieux de Hanoï : de ce centre de nos vies d'écoliers nous sentions vibrer la ville, nous nous échappions vers les rues annamites dont les noms évoquaient un artisanat bourdonnant : rue de la soie, rue des tanneurs, rue des teinturiers, rue du coton... ; pas la défunte rue des incrusteurs (les incrusteurs de nacre réputés dans toute l'Asie), dont le percement de la rue Paul Bert avait effacé jusqu'au souvenir.

Nous retrouvions la ville française, non pas la sous-préfecture endormie dont se gaussaient les saïgonnais (nous leur rendions bien leurs sarcasmes), mais une ville belle et secrète, si bien conçue, si bien construite, qu'elle associait harmonieusement, au milieu des arbres et des eaux, les attraits d'une aimable ville d'Europe, et, malgré l'agitation et le bruit, la discrète essence du vieil Annam : une vraie cité, qu'à nouveau, malgré les ravages des guerres et du temps, on reconnaît comme une perle de l'Asie.

Quel étranger eut cru au moment où la guerre a éclaté que les premières pierres en avaient été posées en 1887, tant elle paraissait achevée, même si elle continuait à s'étendre ?

Nous n'y étions pas enfermés. Lequel d'entre nous, laissant derrière lui le Petit Lac ou le marché, et franchie la digue du Grand Lac ou le Pont Doumer, n'est allé - souvent à vélo – à Hadong, à Phu Lang Thuong, à Sept-Pagodes, et à Haïphong, Doson, et aussi au Tam-Dao, à Chapa, en Baie d'Along.

Cette dernière, avec Paul Winter, nous l'avons un jour rejointe en tandem, suant, soufflant et chantant dans les côtes :

« Vas-y ma poulette, tricote des gambettes.
Fais-y donc voir aux copains
Que t'as pas du sang d'lapin !
C'est la valse à Julot ! »

Cette épopée s'acheva à Vatchay dans une rizière. Mais ceci est une autre histoire.

Et le Fleuve Rouge. Qui, assis sur les rives sableuses du Grand Fleuve vivant et solitaire, n'a pas rêvé à une lente remontée vers l'intimidante Haute Région ? Qui, dans son delta ne s'est trouvé la nuit face à des villages aux barricades aux pieux tranchants, un temps défenses contre les pirates, désormais protections contre les bêtes sauvages et les esprits malfaisants ? Qui n'a la nostalgie des nuits aux odeurs et aux sons nouveaux, passées chez un ami planteur, sur la véranda d'un bungalow à panka, non loin d'une modeste mission ?

Et puis nous sentions autour de nous toute l'Indochine.

Je n'aborderai pas le chapitre de la colonisation, bonne ou mauvaise. C'est vrai que tout enfant j'ai entendu confusément parler de Yen-Bay et de Langson. Bien après j'ai croisé à Samson des prisonniers dont je n'ai su que plus tard que c'étaient des prisonniers politiques, dont un m'a sauvé la vie alors que j'allais tomber d'une falaise, et un autre est mort un jour de tempête, en tentant à mes côtés un sauvetage en mer.

Comment les enfants que nous étions pouvaient-ils juger ? Nous voyions autour de nous un pays pacifié, de nouvelles routes, de nouvelles écoles, des hôpitaux et des dispensaires, une justice sans compromission, des chemins de fer qui unifiaient la péninsule et l'ouvraient vers la Chine. Hélas , c'est vrai, nous avions trop souvent le spectacle de compatriotes mesquins arrogants, ou simplement aveugles à la culture dans laquelle ils vivaient. Mais même si nous le comprenions mal, ce pays – confusément un peu notre seconde patrie – nous l'aimions et nous aspirions à le servir.

C'était – et nous ne le percevions pas – la fin d'une époque. Certains la traversaient dans la médiocre satisfaction du confort qui leur était donné. D'autres – administrateurs, médecins, ingénieurs, et aussi missionnaires et planteurs à la vie souvent précaire et toujours dure – gardaient un esprit d'enthousiaste engagement à l'égard d'une Indochine dont ils aimaient et respectaient, et la terre, et les hommes.

Mon père, lorsque j'avais quatorze ans, a décrété qu'il me fallait rentrer plus en profondeur dans cette Indochine dont il admirait la diversité, les riches traditions, la culture si authentiquement originale.

Je l'ai donc parcourue chaque été du Nord au Sud, muni de quelques piastres, de lettres me recommandant à des amis, et ceci dans des bus où des chaloupes dont les moteurs remontaient sans doute à Papin, couchant dans le couloir des wagons de troisième classe, dormant dans des auberges indigènes.

Je trouvais parfois un cheval, parfois une pirogue... et même – pas très longtemps – on nous a vus, André Lafon et moi, juchés sur un éléphant sur lequel nous comptions pour nous faire traverser le blanc de la carte, du poste du Lac, en pays moï, jusqu'à Dalat : pas de chemins, la brousse, les rocs, des cours d'eau étroits et rapides, et surtout des escarpements qui nous ont vite fait renoncer, le dos rompu, aux services du pachyderme. Rien ne valait les solides guiboles que nous avions alors.

Pendant toutes ces randonnées, pas le moindre sentiment d'insécurité, même lorsque nous avons passé, André et moi, dans le Darlac, ces quelques semaines, disons pompeusement d'ethnologie, intellectuellement patronnées par le directeur du musée Louis Finot.

Ce dernier nous avait conviés à apprendre le rhadé : « C'est facile, le vocabulaire est un vocabulaire de choses, pas d'idées, il n'y a pas de grammaire, il n'y a pas d'accent.». Vision optimiste, mais suffisamment exacte pour que nous ne soyons pas, par la suite, heurtés à un mur de totale incompréhension...Incidemment ce voyage fut partiellement financé par l'association des anciens élèves du lycée Albert Sarraut, qui en a publié le récit dans sa revue.

Par ces souvenirs qui vont au delà de notre vie à Albert Sarraut, j'ai tenté de montrer comment notre lycée reflétait ce que nous pressentions de l'âme d'un plus vaste ensemble : Hanoï, le Tonkin, l'Indochine.

Allons plus profond. On ne peut pas comprendre notre lycée sans parler de cette composante fondamentale qu'en étaient nos condisciples annamites.

Discrets au point de paraître absents, courtois mais réservés, acharnés au travail, ils ne se livraient pas. Pourtant nous nous y faisions des amis, qui de l'exubérante Asie ne montraient que la face pudique. Ils donnaient une amitié sans familiarité, on franchissait rarement le seuil de leurs invisibles petites maisons, ou du sobre intérieur des compartiments de la ville annamite. Sûrement certains rêvaient d'indépendance mais leurs visages n'en montraient rien. Pas plus qu'il ne révélait les frustrations, l'orgueil blessé, l'évidence fortement ressentie d'une position irrémédiablement inférieure.

Par la suite la plupart ont rejoint Ho-Chi-Minh, pour parvenir parfois à de hautes positions. D'autres sont restés du côté de la France , sans rien perdre de leur identité vietnamienne. Tel Le Than Khoi, excellent professeur de droit, et savant historien de son pays.

J'ai dit il y a peu à un ami d'Asie, que les visages de ses compatriotes me déconcertaient parfois par leur impénétrabilité. Il m'a répondu en riant : « Détrompez-vous. C'est juste que vous ne savez pas les lire. »

Quelques mots pour conclure.

Lorsqu'en octobre 1945, revenant de Chine, j'ai retrouvé Yvette que j'avais laissée le 9 mars dans la Citadelle , très vite nous avons décidé de ne pas rester en Indochine, même redevenue française. L'indépendance, la totale indépendance, nous paraissait inéluctable. Nous ne voulions pas construire notre vie pendant dix ans, quinze ans, dans ce pays de notre enfance pour l'ensuite quitter déjà très engagés dans l'âge d'homme.

Le quitter sans l'oublier. Après 1985 je n'ai pas cessé d'aider dans la mesure de mes moyens le Vietnam, qui sortait de ses carcans, à rompre son isolement, à profiter à plein de sa richesse, qui est avant tout d'hommes.

A vingt ans l'avenir était à nous. Nous fondions un foyer. Il fallait partir, commencer ailleurs une autre vie, ouvrir un nouveau chantier. Nous l'avons fait... Mais quelque part, sous notre peau, reste incrustée la mémoire d'un autre monde, et quelques lambeaux d'aventure...

Merci à notre association de m'avoir permis de faire un peu revivre avec vous cette précieuse part d'aventure.

François Xavier ORTOLI