Le Chung Che

Au Viêt-Nam, quand apparaissent au nord les premiers boutons roses des fleurs des pêchers et au sud les "mai" aux fleurs jaunes, certains de notre génération ont la nostalgie des "Têt" de leur jeunesse. Tout change avec le temps ! D'autres s'attachent à préserver et à transmettre des traditions, des savoir-faire hérités de leurs ancêtres. Il en est ainsi du "chung chê", mot difficile à traduire, et qui exprime l'action de créer et d'exposer. Il concerne des sculptures, véritables œuvres d'art, réalisées à partir de fruits. Leur disposition donne forme aux animaux sacrés ornant l'autel des ancêtres et les pagodes (le dragon, la licorne, la tortue et le phénix), et à d'autres animaux au pouvoir magique.

Cet art original, transmis par plusieurs générations, est né dans la région de Bà Diêm (district de Hoc Môn) située au Sud-Est. Une région connue pour ses fleurs au parfum délicat et ses fruits savoureux. "Il faut un don inné pour pouvoir développer cet art et passer de nombreuses années à l'étude et à la pratique.", affirme Mme Ba Thiêt, artiste réputée âgée de 82 ans. Elle vit à Go Vâp, où avec deux autres artistes, elle perpétue cet art dont l'ínspiration rappelle étrangement celle du peintre G. Arcimboldo (1523-1593).

Pour l'ossature des animaux reproduits, les artistes s'inspirent de sculptures sur bois. Ils cherchent les couleurs à travers peintures ou dessins. Ensuite, ils vont choisir au marché les "matières premières" nécessaires à la réalisation de leur travail. Fruits et légumes variés sont les bienvenus, à condition qu'ils soient colorés et d'une forme correspondant à leur projet. Les fruits et légumes utilisés sont de toute taille : pastèque, prune, pomme cannelle, piment vert et rouge, ananas, feuilles d'ananas et de cotonnier, orange, pamplemousse, aubergine, morelle, grains de maïs, haricot vert, tomate, etc…

L'artiste les fixe sur le squelette qu'il a fabriqué, ayant la silhouette de l'animal choisi. Ce squelette repose soit sur un socle en bois, soit sur un plateau circulaire ou sur un vase à fleurs.

Mme Ba Thiêt a acquis une telle maîtrise du "chung chê" et de la mécanique qu'elle réalise même des statues animées, sur commande. Les tortues sortent et rentrent la tête, les licornes dodelinent de la tête, les phénix battent des ailes !

Au moment des fêtes, les commandes affluent. Les œuvres de grande taille dont les matériaux occupent parfois une barque entière, sont exécutées par les artistes chevronnés. Les petites compositions sont de plus en plus prisées pour les cérémonies familiales (mariages, enterrements, par exemple). Mais c'est un métier saisonnier procurant un salaire d'appoint.

Pour Bui Van Tuân, jeune artiste prometteur, cet art s'inscrit dans la symbolique du Dragon, dont descendraient les Vietnamiens. "Ces œuvres ont une double fonction, honorant nos Ancêtres et décorant les fêtes du Nouvel an lunaire et d'autres évènements importants".

Elles ont, me semble-t-il, une parenté avec les sujets en sucre filé réalisés par des patissiers talentueux. Tels ces bouquets de fleurs variées aux couleurs admirables qui peuvent atteindre un mètre de haut, et font l'objet de concours.. Œuvres, elles aussi éphémères, ayant demandé tant d'heures de travail et beaucoup de dextérité.

L'éclat et l'intensité des couleurs des "Têt" d'antan perdurent ainsi à travers les statues de fruits de Bà Diêm.

L.B.

(d'après "Ornement méridional : les statues de fruits", article paru dans le numéro 1946 du "Courrier du Vietnam").

Article suivant