Bulletin 181 La vie des Sections
DOSSIER: ANNEE MAU TY
NOTES DE LECTURE
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CRACHINO tristesse infinie de ce crachin tardif…Dans le crépuscule brouillé de pluie fine, on se laisse emporter aux cahots fatigués d'un pousse dont le tireur en loques, haletant, trébuche. Péniblement, les roues tressautent sur le sol détrempé d'une rue de banlieue où souffle le vent aigre et mouillé de la campagne toute proche. C'est alors qu'on remarque l'hétéroclite assemblage de maisons en torchis voisinant avec des façades banales de compartiments, toits bas à tuiles grises d'une masure ancienne, tôle ondulée ou devanture en planches, vitrine prétentieuse d'une boutique moderne… et que de constructions sans style, seulement utilitaires, avec partout ces badigeons clairs à la mode du temps, qui sont si vite mâchurés et pisseux, couverts de taches, d'égratignures, de barbouillages, et dont la pluie a détrempé piteusement les platras. Quelques badamiers rabougris étendent sous le ciel terne leurs maigres rameaux secs où palpite encore ça et là une feuille déchiquetée. Et la triste cohue des passants transis fait gicler la boue noire tandis qu'à l'abri ds auvents se réfugient les marchands de la rue, foule monotone et triste aux vêtements fanés, imprégnée de crachin, comme saturée d'humidité grise et de désolation ; silhouettes hirsutes des manteaux de latanier ; vieilles femmes recroquevillées, les mains sous la tunique, pauvres hères serrés dans un lambeau de sac, et tous les coolies qui vont, avec le pantalon roulé haut sur les cuisses, pieds nus dans la fange hérissée de cailloux. Plus loin s'ouvre une avenue solitaire dont le reflet se perd dans la brume sous les filaos éplorés. Et l'on entend le ruissellement lent et désolé de toute cette humidité qui s'égoutte et le picotement très léger de la pluie. Parfois on voit se rapprocher la silhouette maladroite d'un pousse encapoté, quelque cycliste gêné par son imperméable et de rares passants qui courbent le dos sous la bruine pénétrante. Dans l'air flotte, non une odeur, mais un étrange relent qui sort comme une émanation de la chaussée boueuse et de la misère de toutes ces maisons mouillées d'où monte la fumée âcre des feux qui brûlent mal. Mais voici que déjà s'allument quelques lumignons dont le pâle reflet jaune rend plus nostalgique encore cette ambiance de tristesse urbaine et l'on retrouve soudain l'atroce mélancolie des paysages d'Utrillo : un arbre mort derrière un mur sali et le ciel sans espoir. Alors on a l'impression que le soleil s'est éteint pour toujours et que jamais plus rien ne pourra sourire. Indifférent, on se met à errer au hasard par les rues qui semblent étrangères et qu'on ne reconnaît pas, comme si l'on n'avait plus de chez soi et qu'on était seul au monde ; imprégné jusqu'à l'âme de la désolation des choses, presque engourdi, on s'abandonne au vertige. Tels des échos affaiblis, reviennent des souvenirs du passé auquel on ne peut plus croire, et l'on se demande : est-ce bien "moi" l'aboutissant de tout cela, "moi" qui m'en vais ainsi ce soir sous la pluie d'une rue obscure aux confins de la terre ? et l'aurais-je voulu ? Qu'importe ! Hilda ARNHOLD "Tonkin, paysages et impressions" (article que nous a envoyé Robert Leparmentier; nous l'en remercions vivement).
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