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BULLETIN 183
3è & 4è tr. 2008

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LÝ TOÉT et XÃ XỆ FÊTENT LA MI-AUTOMNE

FÊTE DU DRAGON ET DE LA LUNE

 

L'automne est là avec ses petits matins brumeux. La nature se pare peu à peu d'ors et de roux flamboyants. Sur une branche, un merle au plumage rutilant sous le pâle soleil siffle à tue-tête. Les hirondelles se rassemblent avant leur départ pour le sud lointain. "Les feuilles mortes se ramassent à la pelle, les souvenirs aussi…" Nostalgie et joie accompagnent ceux de mon enfance hanoïenne de ce temps-là. L'automne est là. Je me souviens de l'allégresse des manifestations colorées organisées pour la Fête du Dragon et de la Lune.. Je me souviens des belles légendes et des croyances populaires qui s'y rattachent. Au Viêt Nam, la lune est à la mi-automne ce que sont, au printemps, les fleurs de pêcher aux pétales roses du Têt du premier an lunaire: symbole de bonheur et de prospérité.

Comme la plupart des fêtes, celle de la Mi-automne a, au fil des siècles, évolué avec la société, les idées et les mœurs.

Conçue à l'origine par une population d'agriculteurs, c'est la fête du Dragon. Le Dragon en assurant la régularisation des pluies permettra d'obtenir de bonnes récoltes du 10 ème mois.

Plus tard, avec le développement de l'astronomie et de l'astrologie, apparaissent des croyances se rapportant à la lune. Elle appartient comme le dragon à l'élément "eau". Comme lui, elle symbolise la fécondité. La population se réunit la nuit de la Mi-automne pour observer son évolution et en tirer des présages pour l'avenir. Dans "la contemplation et la jouissance" de la pleine lune, brillant dans un ciel pur, les lettrés et les artistes composent des poèmes en son honneur tout en dégustant de l'alcool de chrysanthème. La fête de la Mi-Automne est devenue ainsi celle des lettrés et des artistes.

C'est aussi la "Fête des accordailles" au cours de laquelle jeunes gens et jeunes filles se livrent à des joutes de chants alternés, préludes souvent à des fiançailles et des mariages.

C'était pour nous, et c'est aujourd'hui, surtout la "Fête des enfants". Dans ses préparatifs et son déroulement, on y trouve l'esprit de Noël, porteur de cadeaux et de mets spécifiques, porteur aussi d'un bonheur qui berce les espoirs et les rêves. C'est sans doute pour cela que nous la guettions avec impatience.

Cette fête riche de traditions est sans doute la plus gaie de toute l'année. Le dossier du Bulletin n°151, du 3 ème trimestre 2000, lui a été consacré ; "Traditions et festivités de la Mi-automne ". Il est accompagné d'illustrations. Aussi, cette année, nous vous proposons de fêter la Mi-Automne , le Têt Trung Thu (1) , en compagnie de Lý Toét et Xã Xệ (2) .

 

Le 15 ème jour de la 7 ème lune, nos deux amis participent à la cérémonie pour le repos des âmes errantes. C'est au Việt Nam le jour des Morts. Leur prochain rendez-vous est fixé au 15 ème jour de la 8 ème lune car ils ont décidé de se rendre à Hanoï en ce jour de la Fête de la Mi-Automne. Nous avons trouvé, dans un numéro de 1942 de la revue "Indochine" le reportage de G. Pisier relatant leur randonnée.

…"Toum-Toum Tê"…! fredonne Lý Toét. "Toum - Toum-Tê" répète Xã Xệ en cheminant le long de la diguette qui les mène à la ville. Car vous pensez bien que nos deux compères ne manqueront pas une si belle occasion d'aller se rassasier de vie et de lumière.

Lý Toét s'est nanti, comme de coutume, de son parapluie; insigne de la bienséance, arme efficace contre tous les chiens qui peuplent la campagne, commode fléau pour porter ses sandales.

A propos de sandales, maître Lý Toét n'a pas oublié les circonstances dans lesquelles, au Têt, elles lui furent subtilisées. En homme pratique, il a pris toutes dispositions pour prévenir un nouveau larcin : il les a solidement attachées à son parapluie à l'aide d'une chaîne et d'un cadenas.

Très fier de son stratagème, il le fait admirer à maître Xã Xệ avec ces commentaires flatteurs :"On n'insistera jamais assez sur l'ingéniosité de ces hommes de l'Ouest. Ils pensent à tout. Et vraiment, en toutes circonstances on peut tirer profit de leurs inventions". Maître Xã Xệ opine du chef et du cheveu, admiratif… Nos deux compères parviennent donc à la ville, non sans s'être restaurés à plusieurs reprises dans quelques auberges, sur le bord du chemin.

Un émerveillement sans bornes les saisit à leur arrivée dans le centre (3) . Les boutiques ont pris leur air de fête : ce ne sont que lanternes multicolores aux formes étranges : le crapaud, le "lapin

de jade", le cyprin, l'étoile, la carpe, le dragon, la licorne, la tortue, le phénix ; ce ne sont que pâtisseries et sucreries alléchantes, à la forme de lune, que des jeunes filles aimables vous invitent à déguster ; ce ne sont que jouets de toutes variétés : "docteurs en papier" (ti?n-si gi?y), poupées, avions, fleurs en écorce de papaye, lions en pulpe de pamplemousse…

 

Un vacarme joyeux emplit les rues qui regorgent de monde. La foule est si compacte que l'on circule difficilement. Les pousse-pousse se fraient leur chemin à l'aide de "?p, ?p" vociférants.

Lý Toét et Xã Xệ sont immédiatement subjugués par ce festoiement joyeux et éprouvent en eux-mêmes un contentement délicieux qui fuse en interjections admiratives : "Úi chà chà!". Ils musardent, baguenaudent, s'arrêtent, s'attardent, échangent leurs découvertes et leurs étonnements.

Soudain, maître Lý Toét tombe en arrêt devant un phonographe à pavillon. Ah bigre ! que voilà donc une chose étonnante ! Pour mieux voir et au besoin toucher, il accroche sur son épaule, d'un geste familier, le manche de son parapluie. Fatale imprudence qui lui coûte cette fois-ci non seulement une paire de sandales, mais un parapluie et un cadenas !

Maître Lý Toét épuise la gamme de ses jurons les plus subtils, tandis que Xã Xệ calme son indignation, et compatit de son mieux à sa déconvenue. Mais il rit sous cape.

Après avoir bien maugréé et maudit le malfaiteur jusqu'à la cinquième génération, maître Lý Toét consent cependant, sur les amicales instances de son collègue, à se laisser distraire à nouveau. Magnanime, il va même jusqu'à acheter à son fils une superbe girouette qui orne l'étal d'un marchand de jouets. L'enfant Toét exulte et sa joie fait le bonheur de son père qui exprime à Xã Xệ , par un regard angélique, le contentement qu'il éprouve de lui-même. Mais un malin génie est là qui le poursuit car Monsieur la Paix Suprême , l'agent de police, intrigué par sa rustique contenance s'approche et demande brutalement : "Eh ! avez-vous un titre ?" (Ê ! có "tít" không ?) Lý Toét, persuadé que l'agent le félicite de la façon dont tourne cette girouette (cái chong chóng quay "tít"), et charmé de rencontrer un représentant de la force publique si familier, remercie chaleureusement et, disert et volubile, se perd en considérations sur l'ingéniosité de ce jouet. L'affaire faillit tourner mal. car Monsieur la Paix suprême n'est pas homme à badiner. Heureusement que Lý Toét, rappelé à la réalité par Xã Xệ , parvient à soutirer fébrilement du fond de ses poches, un titre d'identité tout racorni et rapiécé où s'inscrivent ses noms et qualités.

Tandis que, riant jaune, il s'éloigne furieux, Xã Xệ glousse doucement "in petto".

Les voici arrivés devant une boutique de lanternes à ombres chinoises (dèn Kéo quân), de ces lampes ingénieuses faites de bambou et de papier, où l'on voit tourner des silhouettes de soldats mues par l'air chaud qui s'élève au-dessus d'une bougie ou d'une petite lampe à huile (4) .

Lý Toét a toujours été très intrigué par ces lampes, car il n'en a jamais pu comprendre le mécanisme. Il est donc immédiatement captivé. Son fils également, qui lui demande intempestivement : "comment ça marche ?". Lý Toét est fort embarrassé ; mais il ne faut pas perdre la face devant son héritier culturel, et grâce au ciel, il a, comme vous le savez, le sens de la répartie, dût-il offenser la logique. Il réfléchit donc un instant et, sentencieux, explique gravement à son fils que les soldats, étant en papier, s'éloignent de peur d'être brûlés.

Il se fait parmi le public enfantin qui l'entoure un silence étonné et méditatif.

Et la promenade continue. Maître Lý Toét se fait rabrouer par une jeune marchande de gâteaux qui lui offre gentiment un assortiment de confitures de papaye et à qui il demande pour un sou de 'banh duc" (5) . Joliment pris à partie à la cantonade, il ne s'attarde pas… Et Xã Xệ rit sous cape.

Ah mais ! enfin de quoi rire :la chance tourne ! Les voici arrivés devant un marchand de jouets et Lý Toét se sent mourir de rire en contemplant cette trouvaille : une fleur montée sur roue qui, mise en mouvement, ouvre ses pétales et laisse apparaître un petit personnage grotesque qui n'est autre que le sieur Xã X?. La durée de la jubilation de maître Lý Toét est sans bornes. Cette fois-ci, c'est Xã Xệ qui est fait quinaud.

Et la fête continue.

Toum-Toum-Tê…! Toum-Toum-Tê…! Les tambours résonnent à un rythme endiablé.
On ne s'entend plus.
C'est précisément ce que Xã Xệ dit à Lý Toét, pour détourner la conversation qui tend à revenir sur ce damné ridicule jouet.

" Comment ? dit Lý Toét,
- On ne s'entend plus
- Comment ?
- On ne s'en-tend-pe-lus ! articule Xã Xệ
- Chét ! dit Lý Toét qui ne comprend toujours pas, avec tout ce bruit on ne s'entend plus.
-Eh bien, c'est ça.
- C'est ça quoi ?
-On ne s'entend plus.
-Comment ?"

Mais précisément , on ne s'entend plus. Un extraordinaire et gigantesque monstre vient de fondre sur nos deux compères : un monstre polychrome à tête de dragon, aux yeux affolants, aux barbes terrifiantes, crachant du feu, tortillant une longue et épouvantable queue, au son d'un "Toum-Toum-Tê" endiablé.

En une seconde, ils sont cernés, entourés, étourdis, abasourdis, par ce redoutable reptile dont les soubresauts sont ponctués par les cris et les harcèlements d'une foule d'enfants porteurs de torches et de lanternes, hurlant et gesticulant !!

Bigre ! Lý Toét en avale presque ses moustaches à la crevette (râu tôm) : Xã Xệ a disparu. Ils finissent par se retrouver et songent à reprendre la route pour Dinh-Du, leur village. Xã X? qui mange comme quatre et boit comme six, suggère d'aller déguster des tripes et des rognons de cochon afin de reprendre des forces. Il fait nuit. La fête continue…

"La lune, souveraine éblouissante, épand sur la plaine des gerbes de pierreries. La féérie du spectacle, le calme étonnant, la sérénité de la nuit saisissent Lý Toét et Xã Xệ qui cheminent un moment en silence. Contemplant l'astre des nuits, ils évoquent en eux-mêmes tout attendris, les belles légendes dont le récit a si souvent enchanté leur imagination d'enfants : la légende de la belle Hâng Nga, le voyage de l'empereur Minh Hoàng, la fable du petit Cuội qui paie ses mensonges sous un banian lunaire, l'histoire du crapaud d'or et du cannelier céleste, celle du "lapin de jade", la légende du vieux Nguyêt Lao, le Dieu des fils rouges…

L'atmosphère est si poétique que Xã Xệ ne peut s'empêcher de fredonner quelques vers. Mais, hélas! Son métier, son stage dans l'armée, et l'absorption quelque peu exagérée de tasses d'alcool de Van-Dien ne lui ont pas éclairci la voix. Il ne tire de sa gorge que quelques accents caverneux qui font vibrer désagréablement les pavillons auriculaires de maître Ly Toét.

"Vous feriez mieux de vous taire, maître Xã Xệ , et de prêter l'oreille aux chants alternés dont je perçois les échos harmonieux ", lui dit-il. Comme chaque année, en effet, jeunes gens et jeunes filles de la campagne, réunis en deux groupes, rivalisent d'esprit, de grâce et d'ironie en ces joutes poétiques dont le paysan tonkinois est si friand (hat trong quan).. Assis de chaque côté d'une corde vibrante, de rotin ou de fer, tendue sur une caisse de résonance, chaque partenaire, se donnant la réplique, tourne un madrigal sentimental, grivois ou facétieux, à la grande joie des paysans rassemblés.

Ces chants alternés ravissent maître Lý Toét depuis son enfance et il ne manque pas, chaque année, d'assister dans l'ombre, à ces tournois où brille tant l'esprit de sa race. N'y avait-il pas autrefois, il y a bien longtemps, fourbi les premières armes de son esprit de répartie ? Comme chaque année, maître Lý Toét invite Xã Xệ à presser le pas pour jouir plus vite du spectacle : mais, comme chaque année, maître Xã Xệ fait la moue et refuse sous le prétexte que "ça ne l'intéresse pas".

A vrai dire Xã Xệ n'a pas le cœur pur comme la lune de la mi-automne. : il ment comme cet affreux petit Cu?i. Car vous pensez bien que "ça l'intéresse", mais il garde sur le cœur depuis plusieurs décades une blessure d'amour-propre qui vous expliquera son peu d'entrain à participer à ces chants poétiques.

C'était il y a bien longtemps, jeunes gens et jeunes filles du village, sous l'œil amusé des "anciens", s'étaient rassemblés dans la campagne, par une de ces nuits parfaites du 8 ème mois.

Le jeune Xã Xệ qui avait vingt ans, le cœur pur et l'âme tendre, avait décidé de profiter de ces réunions nocturnes pour ouvrir son cœur à Mademoiselle Haricot, qu'il chérissait secrètement. Après avoir pincé la corde vibrante, pour créer l'atmosphère -"Phinh…phinh…" - il s'enhardit à déclamer des strophes d'un poème qu'il avait composé laborieusement en l'honneur de sa belle.. Ayant épuisé toutes les fleurs de la rhétorique sino-annamite et les allusions littéraires les plus savantes, il terminait par cette déclaration :" Puisse le Dieu des fils rouges qui nous contemple m'unir à Mademoiselle Haricot pour l'éternité !"

Mademoiselle Haricot, hélas ! se moquait du jeune Xã Xệ autant que de son premier couvre-seins. Comme elle avait de l'esprit, elle improvisa une chanson à double sens qui fit mourir de rire garçons et filles assemblés. Cette chanson se terminait par cette phrase :" Puisse le cheveu qui termine votre personne se dérouler et venir jusqu'à moi. Je pourrais ainsi attirer sur mes lèvres ce délicieux melon qui vous sert de tête."

Xã Xệ faillit en mourir de dépit et de honte blême et sans force, il s'enfuit, abandonnant la partie, à la grande joie de la compagnie.

Depuis- manet sub pectore vulnus - il n'a jamais plus participé à une séance de chants alternés.

Il se contente donc de souhaiter le bon plaisir à son ami Lý Toét et rentre seul en son logis où, assis sur sa natte devant la lune resplendissante, il siffle - et le mot est propre, car il use de ces délicieuses petites tasses chinoises à sifflet -, à petites lampées, quelques gorgées d'alcool de chrysanthème, pour oublier la méchanceté des hommes.

Mais il ne sait pas que celle-ci est sans bornes, car il n'a pas vu la magnifique lanterne que les garnements du village ont suspendue derrière son dos".

 

Avec ce reportage de G. Pisier, l'équipe réalisant le bulletin vous souhaite, chers lecteurs, un joyeux "Têt Trung thu" ( Fête de la Mi-Automne ) ou "Tet thang tam " ( Fête du 8 ème mois).

L.B.

 

(1) - Têt, littéralement "nœud de bambou", désigne la limite entre deux périodes dont les conditions météorologiques sont différentes. Ces cycles qui se déroulent dans un ordre immuable sont marqués par des cérémonies et des fêtes. Le Têt Trung thu est célébré aux environs de l'équinoxe d'automne, au moment où le froid, les ténèbres et la lune (yin) commencent à prendre le dessus sur la chaleur, la lumière et le soleil (yang). Cette fête, chargée de symboles, contribue à rapprocher les classes sociales et à resserrer les liens familiaux.

(2) - Pour mieux apprécier le texte qui suit, nous prions les lecteurs de se reporter au dossier du Bulletin n° 160 (4 ème trimestre 2002), pages 22 à 24 "Histoire de Lý Toét et Xa Xe".

(3) - Jusqu'aux années 30, se déroulait chaque soir du 1 er au 15 ème jour de la 8 ème lune, rue du Chanvre, un spectacle extraordinaire. A l'occasion de la Fête de la Mi-Automne se tenait une foire annuelle de jouets en papier attirant un foule si dense que le tramway avançait au pas de l'homme…Depuis les années 30, cette foire a lieu "rue des objets votifs en papier".

(4) - cf. Bulletin N° 172 (4 ème trimestre 2005) P. 32, l 'excellent article de Roger Rossi : "Fête tonkinoise".

(5) - Gâteau rond très commun à la campagne. Il aurait pu demander des fameux "gâteaux de la lune" (banh deo, banh huong) dont nous raffolions…

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