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BULLETIN 186
3é et 4è tr. 2009

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« AU ZENITH »

Auteur      : DUONG THU HUONG
                   Roman traduit du vietnamien par Phuong Dang Tran
Editeur     : Sabine Wespieser, janvier 2009 – ISBN  978- 2-84805-068- 3
                   787 pages -  29 €

Commencée en 1985 avec « Itinéraire d’enfance », l’œuvre de Duong Thu Huong, écrivaine vietnamienne talentueuse, connaît au plan international, un succès bien mérité. Depuis une vingtaine d’années, bon nombre de ses romans ont été traduits et publiés en France. Dans son pays, où elle fait l’objet de menace de censure, ses livres ne sont pas interdits, on les dit, tout simplement, « épuisés ». Elle poursuit malgré tout son combat et ne cesse d’écrire dans l’espoir de voir le Viêtnam s’ouvrir à la démocratie dans un avenir « au-delà des illusions », titre d’un de ses romans. Bien qu’elle ait écrit dans sa langue maternelle « Au zénith » qui, dit-elle, l’a « dévorée pendant vingt ans », elle n’a pas souhaité le publier au Viêt Nam. Un bref rappel de son itinéraire permet de comprendre ce choix.

Née en 1947 dans une famille de lettrés de souche paysanne, Duong Thu Huong a eu une enfance et une adolescence marquée par les guerres d’indépendance du Viêt Nam. Etudiante en littérature à l’Université de la culture de Hanoï, elle a vingt ans lorsque commence la deuxième guerre du Viêt Nam…  Elle s’engage avec fougue dans le mouvement de « résistance » aux Américains. Elle se retrouve dans des théâtres de fortune pour soutenir le moral des combattants, quand elle ne soigne pas les blessés ou n’enterre pas les morts… A la fin des hostilités, après la réunification du pays (1975) et l’instauration de la République Socialiste du Viêt Nam (1976), l’évolution de la situation politique avec ses conséquences, les dérives du communisme (1)  la mobilisent pour un nouveau combat… Pétrie d’idéal et de justice, avec le sens du devoir et de la franchise que lui a inculqué son Père, elle ne peut se satisfaire d’un régime autoritaire qu’elle dénonce de sa plume critique. Elle est exclue du Parti, censurée, astreinte à résidence et, en 1991, arrêtée « pour vol et vente de secrets d’Etat à l’étranger ». Lors de sa détention, elle impressionne ses geôliers et ses accusateurs.

« Louve solitaire » comme elle le dit d’elle-même, Duong Thu Huong quitte en janvier 2006 sa terre natale, dans la souffrance mais non dans l’oubli, lors de la parution, en France, de son roman « Terre des oublis ». C’est là qu’elle se fixera plus tard.

Dans « Au zénith », dès la première page, elle avertit le lecteur ; « je n’ai pas le talent d’écrire une fiction entièrement tirée de mon imagination. Chaque livre que j’écris est fondé sur une histoire vraie. Pour autant, rappelons qu’un roman est un roman. Ce n’est pas une autobiographie ni l’assemblage de plusieurs biographies. Comme tous mes autres romans déjà publiés, AU ZÉNITH  est fidèle à ce principe. »  Avertissement d’autant plus nécessaire dans ce roman, que Duong Thu Huong raconte la liaison passionnée du Président (son nom n’est jamais donné, mais très vite on comprend qu’il s’agit d’Hô Chi Minh), âgé de plus de soixante ans, avec une très jeune femme, Xuàn. «  Il y avait chez elle l’innocence du cristal, l’audace sauvage de l’herbe de la forêt et la simplicité sophistiquée d’une fleur de la jungle. Sa présence suffisait à le rajeunir et à le rendre gai. Elle était le printemps et la jeunesse. Un cadeau merveilleux, un don des dieux qu’aucun pouvoir ni aucune richesse ne pouvaient s’offrir. Sans compter une beauté à couper le souffle, ou, comme le disent les anciens, « à faire tomber les oiseaux et se noyer les poissons »… Il avait beau être un dirigeant politique, avoir connu d’autres amours dans son rude passé, cette jeune fille était sa plus grande passion, la dernière de sa vie tumultueuse » (p.156). Leur idylle commence au début de 1953, année du Serpent, l’année du Serpent vert. Dès son arrivée à Hanoï, en 1954, il installe Xuàn au premier étage d’un petit appartement situé dans le vieux quartier de la capitale. « Ce fut là, pendant une brève période, son nid familial » (p.122). Ils vont avoir deux enfants, Trung et Nghia. Il est heureux. Mais lorsqu’il demande au Bureau politique d’officialiser sa relation avec sa jeune épouse, on lui répond : « Notre Président doit savoir que c’est irrecevable… Notre Révolution triomphe car notre peuple a confiance dans la conduite de son chef. L’image du chef donne force au peuple. Nous ne pouvons la ternir ». (p.412). Le président cède, croyant choisir une légitime raison d’état.

Xuàn est assassinée. Les deux enfants sont confiés à des proches. Le pouvoir effectif échappe au président. En s’abritant derrière son image tutélaire, ses camarades mettent en place un régime dont les fondements ne correspondent pas aux idéaux de leur jeunesse commune. Tandis que le président s’interroge, un étranger surgit. Il lui ressemble comme un frère. « Tu as , dit-il, accepté de rendre stérile ta vie d’homme pour plaire à tes camarades, ceux-là qui, au nom du père de la Patrie, ont massacré ta femme et tes enfants. Tu as bien accepté cette complicité pour revêtir ces habits glorieux de père du peuple. Non ! Non ! s’écrie le président, je n’ai jamais accepté cela. Tout s’est passé à mon insu, dans l’ombre. J’ai été trahi… » (p.172 et 173).

Les biographes de Hô Chi Minh  ont mentionné un ensemble de rumeurs d’assassinat et de viol concernant ses compagnes. L’historien Pierre Brocheux, avec les réserves qui s’imposent, donne  des précisions sur ce drame intime et politique (2) : « La fabrication de l’image d’un être exceptionnel que l’on élève sur un pîédestal implique qu’on le sépare du commun des mortels. Cette opération a donc imposé des contraintes à Hô, notamment dans sa vie affective. Lorsque Hô revient à Hanoi en 1954, il y fut rejoint par Do Thi Lac, sa compagne depuis 1944, qui avait vécu avec lui dans la Haute région et qui lui donna un fils en 1956, Nguyên Tat Trung. Do Thi Lac demanda à Hô d’officialiser leur union, Hô lui répondit qu’il devait obtenir l’autorisation du Bureau politique ; Do Thi Lac mourut dans un accident de voiture en 1957 (3). Son fils fut confié d’abord au général Chu Van Tan, puis adopté par Vu Ky, le secrétaire particulier de Hô. »

Mêlant le réel à l’imaginaire, Duong Thu Huong reconstruit cette sombre histoire en juxtaposant trois points de vue exprimés avec une vive émotion, voire des larmes :

  • Celui du président âgé qui, en ce temps de guerre contre les Américains, vit isolé dans la  montagne. Ses seuls compagnons sont les gardes assurant sa surveillance et les bonzesses de la pagode voisine. La narratrice imagine les conditions de vie du président dans sa retraite, et surtout les pensées qui l’habitent en se remémorant son passé. Quand il songe à ses enfants, il murmure : « je ne suis qu’un père irresponsable et incapable. J’ai laissé les bandits les pourchasser comme des prédateurs. Je ne suis pas seulement un incapable, je suis un être immoral »(p.129). Duong Thu Huong ne se met pas à sa place. C’est lui qui parle. Ses pensées figurent en italique dans le texte, peut-être pour les rendre plus authentiques.

  • Celui de Trân Vu, incarnant la droiture, l’Ami fidèle qui élève le fils du président. Il a été contraint  de lui faire croire qu’il était son vrai fils, conçu hors mariage (p.118).
  • Celui du beau-frère de Xuân, fou de douleur. Il ne survit que pour se venger. Ce qu’il fera.

Comme dans tous ses précédents romans, Duong Thu Huong apparaît comme le témoin de la période qu’elle décrit. Cela est saisissant dans le long et passionnant chapitre qu’elle consacre au « Village des bûcherons ». Comme dans les hautes sphères, il y a dans ses vies minuscules les bons et les méchants, les héroïnes, les femmes de l’ombre, avec en toile de fond les années de guerre, de conditionnement psychologique, la redistribution des terres et son cortège d’injustices, la limitation des naissances…, la révolution en marche ; les rituels et les coutumes décrétées contre-révolutionnaires, « susceptibles de corrompre la vie spirituelle du peuple et de porter atteinte à la société… Quel dilemme !, dit un des bûcherons,, la Révolution n’a même pas une décennie alors que nos coutumes sont vieilles de milliers d’années déjà. Que faire ? Où se trouve la vérité ? Dans le doute faisons ce que nos ancêtres ont fait depuis toujours » (p.200) Et les bûcherons s’attachent à préserver les traditions.. « La générosité est une vertu très rare chez des gens attachés à la terre et à la forêt.. La bonté est déjà difficile à trouver, et souvent elle est totalement inefficace dans une vie de misère.
Durant les hivers les plus rudes, combien de veuves et d’orphelins n’avaient d’autres ressources que l’aide de M. Quang (4) car le fonds de solidarité de la coopérative ne représentait pas plus de vingt kilos de paddy, il complétait avec du bois pour le chauffage, du riz, des saumures, du sucre, du lard, de l’argent… Plus pratique à la fois pour le receveur et le donneur. Beaucoup de gens lui étaient redevables. Lui ne demandait rien en retour. Comme s’il ne se souvenait jamais d’avoir donné. C’était étrange, mais ainsi ils pouvaient se sentir libres, lui et ceux qu’il aidait » (p.186).Après de nombreuses péripéties, le bon M. Quang parviendra, malgré son âge, à imposer son union avec une femme de quarante ans de moins que lui. « Ses sourcils étaient fins et longs comme deux traits dessinés à l’encre de Chine, s’étirant vers les tempes, presque jusqu’à la lisière des cheveux : Elle est si belle… Comme sortie d’un tableau de maître », s’était-il dit lors de leur première rencontre dans une auberge. Il apprécia d’avance le beau cadeau que lui réservait le destin ». (p.246 et 247).

Leur histoire, contée avec la verve et le talent de la grande romancière qu’est Duong Thu Huong, se superpose à l’intrigue principale de « Au zénith ». Ce qui s’est passé dans cette intrigue se transforme, avec l’idylle de M. Quang et Ngân, en ce qui aurait pu se passer. « Dans cette vie, dit l’un des bûcherons, le plus heureux d’entre nous est M. Quang » (p.389).

Dans le décor bucolique du village des bûcherons, on découvre une mosaïque de personnages pittoresques qui, pour la plupart, n’entendent pas faire table rase du passé. Ils demandent aux esprits sacrés une vie bercée de cette confiance et cette sérénité, transmises depuis des milliers d’années, qui reposent sur la famille, la fratrie, l’avenir des enfants, les tombeaux des ancêtres.

Cette vaste fresque, riche en maximes vietnamiennes savoureuses, est imprégnée de sensualité, dans toutes les acceptions du terme ; évocation colorée des paysages, réactions et sentiments des personnages, description des coutumes culinaires et des objets eux-mêmes.

Duong Thu Huong amène le lecteur à se poser des questions sur la révolution, le pouvoir. Et tout particulièrement sur la nature de l’autorité effective de Hô Chi Minh. Etait-elle reconnue par toutes les instances de l’Etat et du parti communiste dont les appareils sont inextricablement mêlés, ou n’a-t-elle pas été progressivement contrecarrée pour être, dans les dernières années de sa vie, ignorée ou manipulée par son entourage ? Pierre Brocheux s’interroge, lui aussi, à propos de l’arrestation des « révisionnistes modernes anti-parti au début des années 1960 ; Hô était-il au courant de ces évènements, mais il n’intervenait pas ? Etait-il dépouillé de tout pouvoir, détenait-il encore le pouvoir ? Fermait-il les yeux ? »

Dans le « Chant funèbre », dernier chapitre de « Au zénith », Duong Thu Huong raconte de manière romanesque les funérailles du président avec, depuis le 2 septembre de l’année du Coq, l’apparition d’une épée gigantesque, transparente comme du cristal, au-dessus du ciel de Hanoï. La destination de cette épée vengeresse est-elle la conclusion de son récit ou le symbole de son attente ? Elle abandonne le lecteur aux incertitudes qui traversent le parcours mouvementé de Hô Chi Minh..

                                                                                                                                    L.B.

NB. La version originale en vietnamien n’est pas éditée mais existe sur Internet à l’adresse suivante :
http://vnthuquan.net/truyen/truyen.aspx?tid=2qtqv3m3237nvnvn0n0nnn31n343tq83a3q3m3237nvn
Sa lecture  évoquera  les saveurs, la sensualité, les  images colorées, les expressions idiomatiques  de la langue vietnamienne que ne peut restituer aucune traduction si parfaite soit-elle.

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  • (1) cf. Bulletin n°174 de l’A.L.A.S., p.41, l’article de Tâm Van Thi.
  • (2) in « Ho Chi Minh » de Pierre Brocheux, édité par les « Presses de Sciences Po » (mai 2000) p.81 et 82
  • (3) Selon Vu Thu Hien, cité par P. Brocheux, cet accident aurait maquillé un meurtre
  • (4) Mr Quang, entrepreneur de  travaux publics, doyen du village, est vénéré comme un chef.