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BULLETIN 182
2è tr. 2008

Sommaire

Le mot du Président

Décisionq du Conseil d'Administration du 6 mars 2008- Nouveaux adhérents - Changements d'adresse - Nos joies-Nos peines.

Assemblée Générale du 29.III.2008

LES FESTIVITES DU TET ET 49è ANIVERSAIRE DE L'ALAS
   -
Le Têt à Paris
   - Aunis Saintonge
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Le Cercle de l'ALAS-Les Repas à Paris

Echo du Mémoire

Dossier : Les Infrastructures de transport, un enjeu majeur pour l'avenir du Vietnam

NOTES DE LECTURE
  - Aurore et Léo, Indochine France
  - Vietnam, Parcours d'une nation
  - Indochien, l'envoûtement

La double tragédie de Bahrein

ACTUELLES
  - Missions Etrangères de Paris
  - Vietnam
  - Le 87è congrès de l'Union des "A"
  - Le XIIè sommet de la Francophonie
  - Avant-projet d'escapade d'automne
  - Hommage à Roland Garros

ALASWEB
Le message du trésorier

Le courrier des lecteurs

Bon de commande "Mémoire du Lycée Albert Sarraut"

 

 

LA DOUBLE TRAGEDIE DE BAHREIN

1950, l'année commence mal. La victoire communiste en Chine a transformé la donne. Quelles vont être les conséquences de l'arrivée des troupes de Mao Ze Dong aux frontières de l'Indochine? En janvier, la Chine populaire reconnaît le gouvernement de Hô Chi Minh et signe avec lui un accord sur la fourniture d'un important matériel de guerre ainsi que la mise à disposition de milliers de coolies pour transporter matériel et ravitaillement dans la jungle.. Sur la R.C.4, les combats redoublent. Le commandement français décide de regrouper toutes les forces éparpillées en Haute Région sur Cao-Bang. A Hanoï, l'atmosphère est de plus en plus lourde, proche de la psychose. Le sabotage des générateurs a privé la ville d'électricité durant un laps de temps. Les récits des combattants venus en permission laissent entrevoir les prémices d'une guerre civile ; ce qui peut arriver de pire au pays. Les rumeurs les plus alarmantes circulent. Certaines affirment que les digues du Fleuve Rouge seraient menacées avec les conséquences que l'on peut imaginer…On assiste à des vagues de départs via Saïgon ou la Métropole. Mes sœurs et moi devions prendre le DC 4 de la ligne Saïgon - Hanoï- Paris le 13 juin. Les épreuves du baccalauréat, que je dois passer, sont reportées. Nous prendrons le vol suivant. Il y a quatre départs par semaine.

Le 13 juin, c'est la stupeur. Un message émis à 9h13 de Bahrein (A.F.P.-Reuter) annonce que l'avion Saïgon-Paris est tombé dans le golfe Persique : "L'avion B.D.E. s'est écrasé dans la mer, à deux miles au sud-est de Bahrein. Il y a seulement jusqu'à présent six survivants dont trois membres de l'équipage. Cinq corps ont été repêchés"'. Message confirmé à 9h20 par la station de Beyrouth qui ajoute :"On conserve peu d'espoir de sauver les 39 disparus."

L'appareil avait quitté Saïgon l'avant-veille; fait escale la veille à Calcutta, puis s'était posé normalement à Karachi. Il était attendu à 21h20 à Bahrein. A 21h10, un message annonçait son atterrissage dans dix minutes. Puis plus rien … C'était l'époque de la mousson. Malgré le mauvais temps sévissant sur le golfe Persique, des recherches furent immédiatement entreprises. La mer était démontée. On la savait infestée de requins à cet endroit. La visibilité nulle. Au siège d'Air France , à Paris, on suivait dans l'anxiété la marche des recherches au rythme des dépêches parvenant des Indes et du Moyen-Orient.. Le "crash" se serait produit à une douzaine de kilomètres des côtes. L'avion était piloté par le Commandant Jean Sladek, pilote possédant le plus grand nombre d'heures de vol de l'aviation mondiale (19 500h). De plus, selon le jargon des pilotes, il était "quatre fois millionnaire en kilomètres". L'équipage, réputé parmi les meilleurs d'Air France, était composé d'un co-pilote, de deux "radios", d'un mécanicien, de deux stewards et d'une hôtesse. C'était son dernier voyage. Elle allait se marier avec un pilote de ligne et venait de donner sa démission.

Parmi les disparus, il y avait le grand reporter François-Jean Armorin qui avait obtenu, trois ans auparavant, le Prix Claude Blanchard pour son reportage en Palestine :"Terre promise… Terre interdite". Il avait sillonné le monde, notamment tout l'Extrême Orient. Comment ne pas penser à Albert Londres, disparu dans l'incendie du "Georges Philipar" ? Il y avait aussi Jean Fuller, guitariste de renommée internationale, Henri Maus, inspecteur général des travaux publics, spécialiste des questions d'outre-mer. Il était pressenti pour la prochaine conférence Inter-Etats prévue fin juin à Pau. La France, le Viêt-Nam, le Cambodge et le Laos devaient y être représentés, d'où la présence à bord de cet avion d'un nombre important de personnalités… s'y trouvaient aussi les valises diplomatiques du Haut-Commissaire Pignon et de Bao-Daï.. Jusqu'alors, un seul accident s'était produit sur la ligne Paris-Saïgon, Maurice Noguès, créateur de cette ligne, s'était écrasé avec son appareil contre une colline du Morvan, à Corbigny (Nièvre). Le D.C. 4 immatriculé BBDE était en excellent état et son équipage particulièrement aguerri. Ont-ils été victimes d'un sabotage ? Une commission de techniciens français, dont l'as "Bellonte", est dépêchée à Bahrein.

Le 16 juin, vers 7 heures, une dépêche parvient à Paris, ;"Un D.C. 4 "Skymaster", assurant la ligne Saïgon-Paris, s'est abîmé cette nuit dans les flots du golfe Persique, dans les mêmes circonstances et à très peu de distance de l'endroit où s'écrasa, il y a quarante-huit heures, le premier courrier Saïgon-Paris et où 46 personnes trouvèrent la mort." C'est l'avion que nous devions prendre, mes sœurs et moi, si le bachot avait eu lieu à la date prévue!…On crut d'abord à une confusion de dépêches. Puis des télégrammes successifs confirmèrent ce qui semblait inconcevable. L'appareil avait quitté Saïgon le 13 juin. Après avoir suivi normalement son itinéraire, le commandant de bord, le 14 juin à 21h41 (G.M.T.), annonçait qu'il s'apprêtait à atterrir à Bahrein. Ce fut son dernier message. Son arrivée tardant, tous les moyens de recherches furent immédiatement déclenchés. Le 15, l'avion était localisé dans les mêmes parages où avait disparu le précédent courrier. Le commandant de bord, le commandant Robert Plamont, était tout comme Jean Sladek un pilote chevronné. Il comptait 10 550 heures de vol et 2 500 000 kilomètres. Troublante coïncidence : le premier avion était tombé à environ minuit 15, le second à minuit 45, tous deux après que leurs pilotes eurent annoncé par radio qu'ils s'apprêtaient à atterrir.

Bilan de cette seconde tragédie : 39 morts et disparus, 13 rescapés, dont le co-pilote, un des deux "radios", le mécanicien et l'hôtesse. L'appareil transportait les valises diplomatiques, et les rapports d'experts prévus pour les travaux de la conférence de Pau. Cette double catastrophe eut un gros impact, y compris à l'Assemblée nationale. L'émotion fut considérable tant à Paris qu'à Saïgon et à Hanoï.

A l'aube du 19 juin, jour de notre départ, la mélopée du passereau ("j'ai tout perdu, frère, mère, sœur…) me bouleversa. Angoisse et tristesse nous étreignaient. Notre cher Banh avait fait son paquetage. Il voulait partir avec nous… A Gia-Lam, nous avions le regard fixé sur cet avion prêt à nous emporter loin de la maison et de ceux que nous aimions. Les familles des victimes des précédents vols étaient reconnaissables à leurs mines défaites. L'hôtesse avec un sourire de commande nous accueillit en haut de l'échelle de coupée. Sitôt assis, chacun attacha sa ceinture de sûreté. Au fond, une dame égrenait son chapelet, d'autres essayaient de lire des magazines. Et, dans un vrombissement assourdissant, ce fut le décollage. Au bout d'une heure, un passager demanda à l'hôtesse sur un ton agressif où se trouvaient les équipements de survie. Elle sortit les ceintures de sauvetage des porte-bagages où elles étaient entreposées et nous en expliqua le fonctionnement. L'atmosphère devint plus sereine. Le voyage fut sans histoire jusqu'à Calcutta. Nous rêvions de faire quelques pas lors de cette escale. Mais en contrôlant l'espace voyageurs, l'agent de sécurité découvrit une mouche en pleine voltige sur un des hublots. Il referma vigoureusement la porte. Interdiction aux passagers de bouger. Muni d'une bombe renfermant du D.D.T., il entendait mettre un terme aux ébats de la bestiole.
Cette partie de chasse homérique entraîna quelques sourires amusés. Au loin, quelques vaches étiques cherchaient un coin d'ombre. Je les aurais bien rejointes. Je revoyais celles paissant paisiblement près du Lycée Albert Sarraut. Cher lycée que je venais de quitter à tout jamais. Dans mon maigre bagage se trouvait le "Gaffiot" familial. Entre deux pages, il y avait le vrai trèfle à quatre feuilles cueilli au Tam-Dao. Peut-être nous porterait-il chance ?

On demanda à l'hôtesse une carte pour pouvoir situer Bahrein. L'île maudite faisait partie d'un archipel. On finit par la découvrir, consternés: c'était un misérable point perdu dans l'océan immense. Le silence pesant qui nous envahit atteignit son paroxysme à l'escale de Karachi. Nous approchions de l'heure fatidique où nous serait annoncé l'atterrissage tant redouté. Le dernier virage pour positionner l'appareil dans l'axe de la piste d'atterrissage nous sembla interminable… Ce fut un soulagement indescriptible de sentir les roues de l'avion s'agripper à la terre, d'apercevoir les gens à travers les hublots et, au loin sous un rayon de lune, les bâtiments de l'aéroport.

C'est là que se trouvaient les rescapés valides. Des places leur avaient été réservées sur notre vol pour, enfin, atteindre Orly. Parmi eux, M. Froment, le père d'une de mes amies. Il me serra contre lui comme si j'étais sa fille. Il était méconnaissable: squelettique, le visage tuméfié, rongé par l'eau de mer. En ce temps-là, il n'y avait pas de cellule psychologique. Un pasteur protestant américain et un père blanc anglais s'employaient à réconforter les survivants de cette plongée en enfer. Avec les français de la commission d'enquête et les officiels anglais, ils avaient organisé l'enterrement des morts qui avaient été identifiés. Dans une fosse commune éclairée par quatre lampes-tempête, reposaient 69 corps en attente de leur retour vers la France. Une cérémonie à la fois bouleversante et terrifiante avait permis de leur rendre un dernier hommage. La chaleur était étouffante…

A l'hôpital, on soignait les blessés. Tous portaient des coupures causées par les aspérités des avions en amerrissant. Beaucoup étaient en état de choc.

Les récits des rescapés se recoupaient, à des variantes près. Les deux avions s'étaient crashés dans le dernier virage. Ils avaient été engloutis en l'espace de cinq minutes environ. Bon nombre de passagers n'avaient pu s'extraire de la carlingue où l'eau s'engouffrait par les hublots. Certains avaient réussi à sortir et s'étaient agrippés aux ailes des D.C.4. Lorsqu'elles disparurent, ils rejoignirent les autres naufragés dont quelques-uns, au prix d'efforts inouïs, s'acharnaient à sauver les enfants et à soutenir ceux qui ne savaient pas nager. Il n'y avait pas de radeaux de sauvetage. Peu d'entre eux portaient une ceinture de sauvetage. Quelques-uns coulèrent immédiatement. Pour les autres commençait une longue bataille contre la mort, dans la nuit et une mer glacée. Malgré la vision de proches sombrant à bout de forces ou emportés par le courant, ils continuaient à nager en direction de la côte. Ils nagèrent pendant plus de cinq heures avant d'être secourus. Tel fut le cas de M. Froment. Comme je lui demandais ce qui l'avait habité durant ce long calvaire, il eut cette réponse extraordinaire : "la fin tragique de la chèvre de monsieur Seguin", narrée dans un conte d'Alphonse Daudet.

Le lendemain à Orly, les familles attendaient anxieuses derrière des barrières. Apercevant sa femme très corpulente, M. Froment s'exclama:"100 kilos pris de plein fouet me seraient à présent fatal " Et Mme Froment s'élança pour se jeter dans les bras de son mari. Je n'oublierai jamais leurs visages radieux. Pour mes sœurs et moi, c'était la fin d'un cauchemar, mais le commencement d'un long travail de deuil.

Les enquêteurs firent le rapprochement avec le "Paris-New-York" où avaient pris place Marcel Cerdan et Ginette Neveu. Avant la catastrophe, comme à Bahrein, leur avion se trouvait dans l'axe de la piste d'atterrissage. Si la prise de terrain avait été réglementaire, l'altitude était apparue anormale. Une altitude trop basse pouvant être imputée à la défaillance des altimètres de ces appareils, n'aurait-elle pas été la cause de ces trois catastrophes ?

L.B.