ECHO DU "MEMOIRE DE L'ALAS" : SCOLARITE AU TAM DAO
Dans le trésor d'images et de souvenirs de notre cher lycée, nous gardons en mémoire des silhouettes, des visages, des épisodes qui nous ont particulièrement marqués. Le Tam Dao y occupe, pour un certain nombre d'entre nous, une grande place avec en toile de fond l'évacuation du Lycée Albert Sarraut. Le 10 décembre 1943, des forteresses volantes américaines vrombissent au-dessus de Hanoï et larguent des bombes incendiaires. Manquant leur cible, l'Intendance, plusieurs d'entre elles s'abattent sur le terrain de sports voisin où se trouvent les tranchées du lycée. Malgré les hurlements des sirènes, le tintamarre de la D.C .A., des flammes dans tous les coins, élèves et professeurs restent calmes. Il n'y a pas le moindre affolement. Un élève de cinquième risquant un coup d'œil trop curieux au-dessus du parapet de la tranchée écope de six heures de consigne ! Il y a quelques blessés légers. Le 12 décembre, second bombardement. Les quartiers de l'Ouest de Hanoï sont meurtris. On dénombre 500 morts et 732 blessés. Les femmes et les enfants ainsi que les personnes n'ayant pas d'obligations impérieuses commencent à partir. Les écoles ferment. Il faut créer ailleurs de nouveaux cadres à la vie scolaire, et cela pour une période indéterminée. La Direction de l'Instruction Publique s'y emploie pendant les vacances de Noël et la première quinzaine de Janvier. A la rentrée de janvier l'Université reprend ses cours dans des conditions normales. Par contre, les établissements d'enseignement primaire, primaire supérieur et secondaire doivent être évacués .Les élèves du Lycée du Protectorat rejoignent Thanh Hoa avec M. Jugain. Pour le Lycée Albert Sarraut, son évacuation est plus difficile. Il compte 1386 élèves. Le Lycée Yersin disposant de locaux supérieurs à ses besoins va accueillir les classes de "Spéciales", de Saint-Cyr, de Mathématiques et de Philosophie ainsi qu'un fort contingent de volontaires du Secondaire. Environ 250 élèves, les professeurs suivront leurs classes à Dalat. Le Censeur, M. Delépine, leur servira de guide en emportant le feu sacré…
Quatre centres sont aménagés en vue de la rentrée prévue le 23 janvier. La plus grande partie des "Sarraut" doit s'installer avec le Proviseur, M. Loubet, au Tam Dao, un grand nombre de familles ayant choisi cette station d'altitude comme base de repli. Une autre partie , jumelée avec le Collège Paul Bert, ira sous la direction de M. Silhou à Samson dont les nombreuses villas offrent de bonnes conditions d'accueil du personnel enseignant, des élèves et de leurs familles. Un autre centre est aménagé à Hadong, en raison de sa proximité avec la capitale et de l'existence d'une ligne de transport régulière. Le centre de Sontay est destiné à aider les nombreuses familles de la garnison de Tong. Une centaine d'élèves de 6 e , 5 e , 4 e et 3 e pourra être rassemblée, dont un grand nombre de vietnamiens venant des établissements franco-indochinois de Thanh Hoa, Hung Yên et Phu Nhac. La rapidité avec laquelle sera mis en place ce vaste dispositif est incroyable. Avec le recul du temps, l'organisation de ces centres de "dispersion scolaire" - c'est ainsi qu'on les appelle - apparaît d'autant plus remarquable que l'Indochine était coupée du reste du monde et vivait sur ses propres ressources. L'installation du centre du Tam Dao est exemplaire. Que de difficultés à vaincre ! Un accès et des transports difficiles. Il faut assurer la scolarisation de 450 élèves, l'hébergement d'une cinquantaine de pensionnaires et des services de l'Internat, en leur garantissant des "nourritures terrestres" au quotidien, transporter et hisser le mobilier scolaire. Sans le concours de l'armée, le Résident supérieur et ses services n'auraient pu mener à bien cette tâche immense. Le 23 janvier, c'est la rentrée. Bien emmitouflés nous reprenons le chemin du lycée, un lycée aux allures d'un théâtre antique, s'étageant de gradin en gradin. Il faut une matinée entière pour en faire le tour ! La Mission abrite neuf classes. L'école existante à la périphérie de la station est réservée aux grandes classes. Les classes primaires sont logées dans des villas, des magasins… un peu partout. Il fait horriblement froid. Le "Tam" étant une station estivale, le chauffage fait défaut. Les élèves des petites classes devront apporter à tour de rôle, une bûche pour le poêle. Bon vieux système utilisé dans les campagnes françaises. L'éloignement les uns des autres des bâtiments font des interclasses une bonne aubaine. Même si certains d'entre nous portent des bérets, nous n'avons pas le rythme des chasseurs alpins. La route est recouverte d'un épais brouillard et nous avons tant et tant de choses à nous raconter : les pères restés à Hanoï, les péripéties du voyage pour rejoindre le "Tam" avec ses virages en épingles à cheveux. L'internat réservé aux pensionnaires au-dessus de la 3 e ouvre le 10 mars dans les annexes rustiques de l'Hôtel de la Cascade d'Argent. Pas de dortoir, mais quatre élèves par chambre avec un "chef" de chambrée. Ces annexes situées au flanc d'un abrupt rendent leur surveillance à peu près impossible, d'où l'instauration d'une discipline consentie de part et d'autre, accompagnée d'une grande liberté notamment pour le travail. Le tout sous la houlette du "Surgé" à la barbe rousse baptisé "Scrops" ! Les externes et leurs familles, les professeurs et le personnel administratif sont regroupés dans des villas ou à l'Hôtel de la Cascade d'Argent. La disposition des chambres et le fait de vivre côte à côte, élèves et profs, entraînent une certaine familiarité. Mes sœurs et moi nous amusons beaucoup en entendant, venant des chambres voisines, les imprécations de Mme Merigo à l'adresse de son mari (professeur de géographie) : "ramène moi dans ma "Corne d'Or" - elle est d'origine turque - ou les hurlements de Mme Banet au bord de la crise de nerfs à chaque coup de tonnerre des fréquents orages. Un peu plus loin, Mme Hermier confectionne dans sa chambre des bonbons au miel qu'elle aligne minutieusement sur une plaque de marbre. Elle les distribue lors de ses cours de chant en exhortant ses élèves à ne pas crier ou chanter dans le brouillard :"Vous risquez de casser vos voix!". Son répertoire de chansons, tour de France empreint d'autant plus de nostalgie que les nouvelles sont quasi-inexistantes, me fait rêver : "J'irai revoir ma Normandie", la "Paimpolaise", "Montagnes Pyrénées", "le beau ciel de Pau", paroles en langue d'Oc; "chantez, chantez magnanarelles"… "Maréchal, nous voilà " étant réservé aux festivités sportives organisées sous la conduite de M. Ducoroy, Commissaire à la Jeunesse et aux Sports. La génération de 11-12 ans dont je fais partie fait ses premiers pas dans le cycle des études secondaires. On psalmodie Rosa, la rose, et autres déclinaisons. Premières traductions, thèmes et poésies latines. On attaquera ensuite le "De viris illustribus" avec "Proca, rex albanorum" et ses deux fils. Les baignoires se vidant ou se remplissant dans l'anarchie la plus totale, les trains source de tant de problèmes cèdent la place à l'algèbre, je termine mes élucubrations en portant la mention "c.q.f.d." au bas de mes copies. Ce prétentieux "ce qu'il fallait démontrer" provoque une grande stupeur chez le prof. Et l'hilarité générale, je capitule… Un collègue, comme on dit à Marseille, s'aventure à citer Sainte-Beuve dans un devoir de français qu'il conclut magistralement par " la Sainte avait raison". On veut bien faire, mais l'humour permet de sauver la face. Une intense joie de vivre règne dans les rangs de ces potaches que nous sommes. "Chrysalides pas encore papillons", les filles sont sous le charme de notre prof. Principal, M. Bernard. Il y a Marie-Paule Jugain, jolie gamine rieuse, toujours prête à jouer au Mistigri, au Pouilleux, à la bataille navale. Geneviève Kervingan, qui fera une carrière d'artiste sous le nom de Geneviève Kervine, nous initie à la danse acrobatique avec la position du "poulet rôti" et grand écart à la clé. Jeanne Génin, sosie de Shirley Temple… les garçons dont certains arborent un fin duvet sur la lèvre supérieure s'adonnent à la sculpture, sur leurs pupitres, de cœurs enlacés percés d'une flèche avec des initiales. Messages on ne peut plus clairs à l'adresse d'une belle. Mais ce que nous aimons par-dessus tout ce sont les parties de gendarmes-voleurs avec notamment Tonio Ortoli, Jacques Berens… Dans les salles de classe, rien ne manque : estrade, pupitres percés d'encriers de porcelaine, emplis d'encre violette, carte géographique Vidal-Lablache accrochée au mur. L'humidité rend les bancs gluants. Sur le tableau, la craie s'efface dans un ruissellement continu, les buvards gonflent comme des éponges. La vie est un peu monotone sans les cours d'éducation physique. Le brouillard est si épais qu'on a du mal à s'apercevoir. Tout change le samedi avec l'arrivée pour le week-end des pères par le célèbre car jaune bourré à craquer. Ils sont chargés de lourds paquets contenant toutes les demandes des "dispersés" : viande, fruits, pain, vêtements, laine… les mères tricotent beaucoup. Une maille à l'endroit, une maille à l'envers, leur progéniture ne prendra pas froid. Mon père n'oublie jamais d'apporter un petit bidon d'huile de foie de morue que mes sœurs et moi ingurgiterons avec force grimaces au cours de la semaine. Notre santé, paraît-il, en dépend ! Le dimanche, jour du Seigneur, on se presse dans la petite église pour la messe célébrée par le curé de la paroisse, Don Gallego. Ce dominicain espagnol a gardé l'accent de sa Galice natale. Il s'adresse à l'assistance dans une langue colorée avec des expressions inoubliables : " La France est andouille " (en deuil) "Petit Jésus dans ta cagna regarde ces fidèles - Autrefois, les femmes portaient des "youpes" (jupes) longues - A présent, elles montent, montent - Prends pitié "…Don Camillo avant l'heure ? Pas tout à fait. Il avait organisé pour l'été de 1942 "les conférences du Tam Dao" sous la présidence du Résident Supérieur et de Monseigneur Eloi - conférences très applaudies en raison de la qualité des intervenants venus spécialement de Hanoï dans "son petit Notre Dame". Malgré la séparation avec les uns et les autres, l'angoisse due à l'incertitude de l'avenir, on a la consolation d'être épargnés par les alertes, de ne plus voir les japonais parader sur leurs chevaux mandchous, sabre pendu à la ceinture, masque de fine gaze maintenu sur le nez par des cordons accrochés aux oreilles. Mais que nous réservent-ils ? Cette préoccupation est lancinante. L'après-midi, les mères se regroupent dans la salle à manger. En guise de tranquillisants, elles font des réussites. Celles de la Légion d'Honneur ou de Marie-Antoinette sont très prisées. Quand on sait comment cette reine de France a fini, on peut s'étonner d'une telle prise de risque! Dans un silence religieux, mains posées sur une table ronde, elles interrogent aussi l'au-delà : "Esprit, es-tu là ?". Quand il daigne répondre, la table saute en tournant. En fonction du nombre de sauts correspondant à l'ordre de l'alphabet, l'identité et le message de l'esprit frappeur peut être décrypté. Je me souviens de la vive émotion causée par l'irruption de Gambetta dans cette salle du bout du monde, interdite aux enfants lors de ces séances. Le jeudi, elle se métamorphose en salle de cinéma. On s'entasse pour visionner des films généralement à épisodes. Je me souviens de Tarzan avec le célèbre Johnny Weissmuller et de ses envolées acrobatiques me donnant le vertige. Ce n'est que longtemps après que j'ai découvert la présence de multiples trapèzes dissimulés dans les arbres de la forêt. Un jeudi, c'est la panique. Des flammes jaillissent de la cabine du projectionniste qui hurle "au feu, au feu !"... le personnel de l'Hôtel se rue dans la salle pour arracher les rideaux et arroser la cabine avec tous les ustensiles à portée de main, y compris les saucières. Nous avons eu plus de peur que de mal… En avril, on aperçoit à travers les nuages des trouées de ciel bleu et le moral des "dispersés" devient meilleur. Les enfants quittent leur quartier général établi dans la vaste salle à manger vitrée mise à leur disposition dans le hall et commencent à s'égailler dans cette station aménagée pour eux.. Ils découvrent ses jardins enchantés, les agrès installés à l'angle du parc. Les deux piscines. Celle dotée d'un grand plongeoir d'où s'élance Mady Moreau en "saut de l'ange". Elle deviendra une championne olympique. Les scouts et les "âmes vaillantes" reprennent leurs sorties dans les massifs du Pic Nord, du Pic Sud, à la Roche percée parsemée de splendides orchidées, jeux de "signes de pistes", feux de camp et veillées. Décidément, le Tam est un petit paradis. Le Révérend Père Seitz arrive du Bavi pour assurer la retraite de la Communion solennelle. Le 28 mai, journée d'intense émotion pour les communiants dont je suis, surtout lorsque nous entonnons "Plus près de toi, mon Dieu". C'est le dernier chant des passagers du Titanic. Quelque temps après, la population est bouleversée en apprenant la chute mortelle d'une jeune fille tout de blanc vêtue sur un rocher de la Cascade d'Argent. Peut-être la réincarnation de la déesse qui avait assuré la pérennité de la dynastie des Hùng, deux cent cinquante ans avant l'ère chrétienne ? Arrive la fin de l'année scolaire, les résultats sont bons dans l'ensemble. Il n'y a eu aucune de ces épidémies tant redoutées par les autorités et les parents. Vive les vacances : chasse aux papillons multicolores, nombreuses fêtes, si bien décrites dans de précédents bulletins, notamment par Jean-Claude Carlos (cf. Bulletin n° 167 du 3 e trimestre 2004). Le 15 septembre, nouvelle rentrée scolaire au "Tam" Tout l'été nous avons admiré la beauté de ses paysages, découvert ses forêts vert sombre, ses arbres élancés, ses sous-bois tapissés de fougères géantes d'où jaillissent de magnifiques "crosses d'évêques". Que de découvertes : une flore exubérante, une faune inconnue, des "hommes bleus" (Méos) ! Nous connaissons à présent tous les coins et recoins de ce royaume où nous sommes exilés. Nous nous sommes adaptés. L'humidité envahit à nouveau la station, les salles de classe. On reprend vaillamment le collier et nos quartiers d'hiver. Les parachutages des avions américains s'espacent et prennent fin. Ainsi se termine la grande aventure que nous avons vécue Marie-Paule Jugain et moi. A condition de ne rien dire à nos familles et à nos collègues, M. Bernard nous avait admises dans le groupe qu'il avait créé pour ramasser et stocker les colis parachutés. Je garde un souvenir extraordinaire de la Messe de minuit de ce Noël de 1944. Sans doute à cause de la ferveur de l'assistance, sans doute aussi parce que nos pères étaient là. J'entends encore ce magistral " Minuit chrétiens, c'est l'heure solennelle"… entonné par Don Gallego suivi par tous ses paroissiens accompagné au clairon des légionnaires ou des marsouins venus du camp militaire de remise en forme de la côte 700…Dernière chaleureuse manifestation de la fraternité unissant "les dispersés" que nous sommes !... Le 10 mars 1945, c'est la stupeur. A 8 heures, M. Screpel annonce à M. Freydier : "Nous sommes devenus japonais cette nuit en dormant !" (1) . Il lui explique le coup de force japonais survenu la veille, l'occupation des "centres vitaux", la prise en mains de l'administration indochinoise par l'autorité militaire japonaise. M. Freydier se précipite à la poste : le téléphone et le télégraphe sont coupés. C'est l'affolement général surtout lorsqu'un jeune homme passe en courant pour avertir les groupes qui se sont formés : "les japonais arrivent" ! On entend au loin le bruit sourd des canons sur Tong, puis Vietri. Aucune nouvelle de Hanoï.Les langues vont bon train et l'anxiété envahit la population. Les informations les plus folles circulent. En fin de compte, on n'apprendra que le 11, grâce au Commissaire de Police, ce qui s'est réellement passé : "Attaque de la citadelle de Hanoï vendredi à 20h30 , bataille toute la nuit et une partie de la journée de samedi. Reddition de la garnison à 15h30. Les survivants, troupes et officiers, ont été emmenés il ne sait où. La citadelle est occupée par les Japonais qui ont emporté des cadavres par pleins camions ! La lutte aurait été dure, surtout boulevard Carnot et rue du Maréchal Joffre… Le Gouvernement Général et la Résidence supérieure sont gardés par les Japonais ainsi que l'usine électrique, la poste, les banques et les commissariats de police. Dimanche matin, les civils circulaient de nouveau en ville, fouillés de temps à autre par des patrouilles japonaises à la recherche des armes " (1) L'absence de nouvelles des Hanoïens est une véritable torture. Les vivres commencent à manquer. Le 12 mars, l'arrivée du car de l'hôtel est signalée. Grand rassemblement sur le terre-plein des potaches qui se rendaient au lycée. Le "Tuan Phu" a délivré au chauffeur une autorisation de circuler entre Vinh Yen et le Tam Dao pour assurer uniquement le ravitaillement de la station. Il n'y a aucun voyageur à son bord. L'électricité est coupée. Des veilleuses confectionnées avec de l'huile de table font leur apparition… Les piastres s'épuisent à l'économat du lycée et chez les particuliers. Le 13 mars, un car de l'hôtel Métropole arrive de Hanoï avec de la farine et quelques lettres. Huit jours de pain sont assurés. Au lycée, les professeurs poursuivent leurs cours. Pas mal d'élèves sont absents, dont des vietnamiens qui ont pu rejoindre leur famille. Des décisions importantes sont prises :
Les nouvelles apportées par quelques émissaires sont à la fois rares et préoccupantes. Ainsi deux étudiants vietnamiens venus de Hanoi chercher leurs jeunes frères nous apprennent l'occupation du Lycée Albert Sarraut, de l'Institut Pasteur et de l'Université. M. Loubet réunit les enseignants et le personnel du lycée pour les mettre au courant d'un projet de "cuisine communautaire" au cas où notre séjour se prolongerait. Des souscriptions d'actions pour couvrir les bailleurs de fonds permettraient à l'Hôtel de nourrir toute la population. Les pères bloqués à Hanoï organisent avec les moyens du bord le retour de leur famille. C'est avec un immense soulagement que ma mère, mes sœurs et moi embarquons dans la camionnette dépêchée par notre père. Les quatre cantines nous ayant servi d'armoires et de tables dans la chambre que nous quittions sont casées tant bien que mal à l'arrière… Le chauffeur nous fait le récit des journées et des nuits harassantes vécues par notre père pour évacuer et soigner les nombreux blessés. Il nous apprend aussi les circonstances de l'assassinat du docteur Farge. Nous sommes horrifiées… la camionnette tombe en panne dans un virage et c'est en roues libres qu'on fonce sur Vinh Yên. Je n'oublierai jamais ce voyage de 86 kilomètres pour rejoindre Hanoï ! La petite mélodie de mes jeunes années heureuses s'est tue à tout jamais. On retrouve notre maison, notre cher hamac suspendu aux deux frangipaniers. Les chats jouent devant la cuisine. Sur le perron, notre père est là, immense, sourire en banane, bras grands ouverts… on est sains et saufs, mais rien n'est plus et ne sera plus comme avant. Le Tam Dao où la Mission espagnole fut une des premières à édifier une vaste maison de repos, cette station coquette et pimpante que nous avons connue sera envahie par une forêt dense. C'est aujourd'hui un parc national. Dans les anfractuosités des rochers de la Cascade d'Argent gisent les souvenirs d'une scolarité exceptionnelle. Mais ils demeurent toujours, toujours là, présents dans notre mémoire. L.B. Extrait des notes rédigées par M. Freydier en mars 1945 |