LE PLUS BEAU DES BUFFLES!Papa?» - demandait l'enfant du fond de la torpédo, à la suite de la brève leçon d'histoire qui venait de lui être faite – «Papa? le buffle aussi, il a fait la guerre?» C'est ainsi que débuta ma relation quasi quotidienne avec ce magnifique animal, symbole de fidélité et d'endurance pour toute la paysannerie rizicole d'Extrême-Orient. Deux fois par jour nos regards se croisaient : revoir mon ami était la récompense des nombreux coups de pédale qu'il m'avait fallu fournir avant de le retrouver sur le chemin du lycée. Nous habitions alors boulevard Gia Long, certainement encore connu comme la rue des charcutiers en do . De là, je remontais jusqu'au Palais de Justice qui précédait, comme il se doit, la «Maison Centrale», puis je débouchais aussitôt sur la place. Là se dressait une sorte de Minerve en toge, le poing levé, avec, comble d'étrangeté, une couronne d'épines sur la tête. Quand je la vis pour la première fois, mon père était absent. Il me fallut quelques années pour découvrir l'humour noir, ou, plus certainement, l'inconscience des administrateurs de notre chère Marianne III qui choisirent d'exposer cette merveille aux regards du monde carcéral. La traversée de la place me posa toujours un problème : que ce soit la population qui y était bien plus dense, mais aussi les rails du tram, qu'il valait mieux prendre perpendiculairement! Enfin, voici le passage à niveau à roues. Généralement tiré, il m'invitait à pénétrer sur l'Avenue magnifique et large, elle était bordée de ficus qui, selon la saison, laissaient tomber sur les trottoirs des figues aussi petites que de petites olives niçoises, ou bien des bractées rouges que les enfants s'amusaient à gonfler en soufflant entre les deux épidermes. Par delà les trottoirs, à droite, le mur de la Citadelle contournait, tout au bout, l'antique Tour, prisme hexagonal de briques parsemé d'oculus. Sur la gauche existait, paraît-il du temps que la Tour était jeune, une mare où l'on baignait les éléphants royaux. Là s'étendait maintenant une vaste esplanade garnie de massifs fleuris et d'allées convergeant vers les deux monuments du souvenir: D'abord un pavillon en forme de pagode abritant une stèle gravée des noms des «natives» morts au service de Marianne III. Parmi ces noms, celui du frère de notre ami Kao Dac Nha, carbonisé dans son aéroplane.… Ensuite, plus loin, exposé aux intempéries avec ses marbres et ses bronzes vert-de-grisé, le monument ! Quant à sa forme exacte, mon souvenir s'estompe. C'était, me semble-t-il comme un rocher à quatre faces élargies à la base. Sur le sommet plat, on pouvait distinguer, souvent à contre-jour, deux « poilus » casqués, en action : l'un, genoux en terre, observant l'horizon sous l'abri protecteur de sa main ; l'autre , légèrement renversé dans la position du lanceur de grenades. Ces deux combattants devaient rappeler la bravoure et le sacrifice de nos soldats. Je ne sais quel était l'auteur de ce groupe, peut-être commandé sur catalogue lorsque notre Marianne décida que le moindre village devait ériger un monument à ses morts. La banalité du sujet, la dimension des personnages en réduisaient quelque peu la glorification souhaitée. Leur suppression aurait, certes, enlevé à notre monument sa signification première, mais nous aurait laissé une véritable œuvre d'art. Le bloc de marbre émergeait , en effet, d'un ensemble de personnages de grande taille qui l'entouraient à sa base et retenaient toute l'attention. Ils représentaient un échantillon du peuple essentiellement rural. Au risque d'en oublier, je vous décrirai quelques-uns des acteurs. Une paysanne en jupe, ceinture «porte-monnaie», boléro à petits boutons et coiffée du très large chapeau plat, comme un moule à tarte retourné. Légèrement inclinée vers l'avant, elle vient de soulever de sa nuque les deux paniers suspendus aux extrémités de l'épaisse lame de bambou «mâle». Le coup de collier est amorti par la flexibilité du bambou (je l'ai toujours en image quand m'apparaît le petit point « nang» qui met un frein dans la lecture). Un menuisier-ébéniste («tho moc»), enturbanné - artisanat oblige! - serrant sans doute de son gros orteil la pièce à façonner, s'apprête à frapper d'une masse de bois le ciseau tenu d'une main ferme. Nous étions à la ville: entrons dans la campagne profonde, dans la boue grasse des rizières. Une paysanne, dos rond, devait repiquer entre ses pieds quelques jeunes plants de riz. Devant elle, un laboureur, pantalon roulé sur les cuisses, mollets dans l'eau, s'incline vers la charrue dont il manœuvre l'unique mancheron, griffant le fond de la rizière. Enfin, un peu plus loin, mon buffle ! Celui-ci, sauf erreur, car je ne vois que lui, paraît libre, indépendant de la charrue. Il est en majesté, en avant-scène, imposant, ventre énorme. Sur son dos, me semble-t-il, un gamin à califourchon, pattes écartées, ou assis en bouddha? Avait-il la mèche de cheveux pour plus vite monter au ciel en cas de décès? ou bien, plus probablement, dans le dos, son «cay non» conique, en feuilles de latanier? Je ne saurais rien affirmer. Par contre, j'en suis certain, sa menotte ne tenait pas la ficelle d'un cerf-volant. C'eut été ridicule! et puis comment réaliser cela en statuaire? Non, son petit poing serrait une cordelette de bambou tressé reliée aux naseaux de l'animal qui devait, en effet, incurver son cou pour faire face au visiteur. Au-dessus des oreilles, se déployaient les grandes cornes plates, cannelées à la base; l'une des pointes effleurait le garrot. Tel était le buffle qui me regardait deux fois par jour, et m'encourageait à persévérer jusqu'au lycée! Le long des allées, dressant leurs palmes acérées, des élaeis rendaient les honneurs. En ce temps-là, on n'eût pas laissé prospérer sur l'un d'eux une figue outrageante «chiée» par un oiseau. Des jardiniers tondaient régulièrement le gazon de paspalum (d'autres venaient derrière le caresser de leurs filets de bambou pour récolter les délicieuses petites sauterelles). En toutes saisons, les fleurs étaient renouvelées, et fin octobre, de longues charrettes basses tirées par une paire de bœufs amenaient leur chargement de chrysanthèmes blancs ou or. Les potées passaient de main en main avant d'être posées religieusement autour du monument. Nous sommes en novembre, actuellement, et cependant une autre raison explique le réveil de ces souvenirs… Parcourant négligemment des yeux la liste des cotisants de notre association, un nom s'est soudain allumé pour moi! Le père de mon buffle était là! et je me suis senti un devoir de vous faire partager mon émotion à l'évocation de M. et Mme HIEROLTZ, très liés d'amitié avec mes parents. Sachez d'abord, amis alasiens, que leur fils Georges, avant que je ne vins au monde, fut une des gloires de notre Lycée, Prix d'honneur etc… Je lui dois le prénom qui me fut donné dans l'espérance d'un devenir aussi brillant que le sien. D'ailleurs, on plaça sur ma cheminée, une photo (œuvre probable de l'illustre Huong Ky) représentant Georges occupé à une studieuse lecture. Hélas! malgré cette icône tutélaire, mes résultats scolaires n'atteignirent jamais les sommets espérés. Je n'ai connu Georges HIEROLTZ que bien plus tard, en 1947-48. Mais revenons à ses parents. Madame HIEROLTZ, parisienne au nez pointu, aux cheveux noirs crêpés, ancienne institutrice, m'avait «pris en main»! Handicapé par mon esprit trop cartésien, je souffrais de quelque déficience dans l'orthographe de notre langue. Les dictées qu'elle me faisait faire étaient - parfois! - récompensées d'une savoureuse orange californienne marquée «SUN-KISS»! Je sais très peu du passé de M. HIEROLTZ, descendant d'alsaciens émigrés, je crois, en Suisse. Il y apprit tout jeune à sculpter la pierre. Comment et pourquoi vint-il en Indochine au début du siècle dernier ? Je ne saurais le dire. Il s'y trouvait durant la première guerre mondiale. Ne pouvant combattre l'Allemagne de par son ascendance, il accomplit son service à la Légion Etrangère. Pourchassant quelques rebelles soudoyés par le Kaiser, il fut blessé à la jambe et en garda une légère claudication. Modestement fier de son passé militaire, il saluait toujours mon père du nom de «toubib»! Monsieur HIEROLTZ se voulait républicain, libéral, idéaliste. Il « copinait » avec son boy, l'appelant familièrement «mon vieux»! (des esprits malveillants l'accuseraient de paternalisme). Directeur de l'Ecole Pratique d'Industrie, il s'y était réservé un petit atelier de modelage et moulage où j'eus l'honneur de recevoir un début d'initiation. Ma jeune sœur dut, à son grand mécontentement, y prendre la pose. Monsieur et Madame HIEROLTZ se retirèrent à Bourg-la-Reine dans une belle villa comprenant une grande salle lumineuse où était rassemblée une collection des œuvres de l'artiste. C'est parmi celles-ci qu'avec mon frère nous devions camper lorsqu'en famille nous visitâmes Paris pour la première fois (Exposition Universelle de 1937). Ce fut pour moi une joie de retrouver ces sculptures de dimensions raisonnables. Elles m'étaient familières car avant de voyager, elles furent entreposées quelques mois chez nous dans les combles. Je pouvais ainsi faire visite assez souvent à des têtes d'enfants cambodgiens, un chat accroupi, un éléphant et son cornac, deux autruches prêtes à s'élancer pour une compétition, cous tendus et ailes déployées. J'en ai oublié bien d'autres… j'en demande pardon! Monsieur HIEROLTZ fut, à mes yeux, un vrai artiste, mal reconnu à notre époque où les marchands d'art et critiques nous disent ce que nous devons admirer: colonnes jetées à terre, empilement de vieilles valises à la gare Saint-Lazare, voitures écrabouillées à la presse, etc… Monsieur HIEROLTZ, artiste honnête, ne pouvait imaginer de telles audaces. Il n'eut malheureusement pas un J.P. BELMONDO pour fils, afin de mieux faire connaître ses œuvres réalistes . Par ces quelques lignes, j'ai le sentiment d'avoir un peu accompli un devoir. G. PIQUEMAL…
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