NƯỚC  VỐI  ! NƯỚC  NÔI  !...

La mémoire fervente perpétue toutes choses,
Tout demeure dans les mots, les images, les chansons…

                Hermann HESSE

Bien souvent, dans l'après-midi chaude, par les fenêtres grandes ouvertes de mon bureau, monte le cri des petits vendeurs de thé ; un bref appel "nuoc voi, nuoc noi !" régulièrement répété qui arrive de loin, et puis s'éloigne ; ou bien encore un petit bout de chanson modulé sur une quinte mineure : "Nước vối nóng hút thuốc không ?" (1)

Alors, tout en continuant mon travail, j'imagine la silhouette caractéristique d'un bê con qui balance d'une main une grosse théière de terre brune enveloppée de chiffons, et de l'autre un petit panier avec une pipe de bambou et des chiques de bétel.

Je sais qu'un coolie-pousse lui fera signe bientôt en appelant :" nước!" et que pour un sou, accroupi sur le trottoir, il boira le thé amer à petits coups bruyants, puis tirera u

ne bouffée unique

de la pipe de bambou, savourant longtemps la goulée de fumée, avant de la rejeter comme à regret. Après, il redressera les épaules; rajustera son chapeau qu'il avait quitté pour s'éventer et repartira entre ses brancards, moins las… Courts instants de répit dans une existence ingrate…, humble plaisir des humbles… nước vối, nước nôi !

Le nước vối est incontestablement la boisson la plus répandue au Nord du pays, décoction  faite avec des feuilles de Vối ou framboisier à Thé, qui sont vendues au vert. L'arbre de huit à dix mètres de haut est assez voisin de l'eucalyptus et pousse surtout dans la moyenne région autour des habitations. Quelquefois on ajoute aux feuilles de Vối des feuilles de camphrier (nê-huong).

Tout comme le vrai thé, le nuoc voi est autant que possible tenu bien au chaud. Les bê con de la rue enveloppent leur théière de chiffons et les marchands installés aux carrefours, ou le long des chemins de campagne, modestes aubergistes sous un toit de latanier, conservent chaude leur jarre de nuoc voi dans un grand panier rempli de coton, de feuilles ou de copeaux. On puise le liquide avec une louche faite d'une moitié de noix de coco emmanchée d'un bambou.

Providences des promenades du dimanche, que de fois je m'y suis arrêtée à ces auberges et mes plus beaux souvenirs de ces longues courses en vélo sont toujours liés aux haltes bienfaisantes où j'ai trouvé bien chaud le nuoc voi amer couleur de chartreuse.

Je me rappelle un jour entre autres où, après tout un après-midi passé à explorer à bicyclette la région de Yen Vien aux environs de Hanoï, une malencontreuse crevaison m'obligea à faire à pieds un certain nombre de kilomètres. Il faisait encore très chaud bien que le soleil fut déjà bas et je marchai longtemps sur une route déserte quand j'aperçus, à l'ombre d'un banian un toit de chaume, un banc et deux bonnes vieilles qui chiquaient paisiblement le bétel. Elles rirent en me voyant, me demandant d'où je venais et beaucoup d'autres choses que je ne compris pas.

Deux fois, trois fois, je fis remplir mon bol, et ruisselante de sueur déjà, j'ingurgitais avec bonheur le nuoc voi brûlant tandis qu'elles caquetaient à tue-tête. Elles semblaient s'amuser beaucoup de cette cliente inattendue et moi je me demandais à qui, sur cette route déserte, elles pouvaient bien espérer vendre les humbles marchandises de leur éventaire : quelques pastèques jaunes, un bocal ou deux de sucreries et des sachets de tabac.

Quand je me remis en route, le soleil commençait à s'éteindre, il me semblait qu'il faisait moins chaud et, comme je me retournais pour jeter un dernier coup d'œil sur l'accueillante petite auberge, elle avait disparu, peut-être tout simplement parce que le chemin était sinueux ; mais, dans la magie du crépuscule j'imaginai que, tout comme dans les légendes du Vieil Annam, deux Immortelles avaient un moment quitté le céleste séjour de l'Empereur de Jade pour venir sur ce chemin désert, sous l'apparence de deux bonnes vieilles, vendre du thé à une voyageuse solitaire.

                                                                                        Hilda ARNHOLD
                                                                                        "Tonkin, paysages et impressions
                                                                                        Hanoi 1944

P.S. Mille mercis à Robert Leparmentier de nous avoir adressé cet article



(1) " Qui veut boire du thé et fumer du tabac "